Kim : “Squatter pour s’autonomiser de la temporalité capitaliste”
Salut salut !
Après un trou en décembre et janvier, on est enfin de retour en podcast ! Je suis très content de pouvoir vous proposer un nouvel épisode aujourd’hui !
Pour la suite, je pense que le prochain épisode, le numéro 11 ne sortira pas en mars mais plutôt en avril. Je vais pas vous mentir, il n’est pas encore enregistré… À part les interviews, je planche en ce moment sur d’autres formats, et j’ai vraiment hâte de pouvoir partager ça avec vous bientôt, il y a des trucs sur lesquels je suis vraiment hypé !
Et sinon, pensez à vous abonner aux réseaux sociaux du podcast, sur Facebook et Twitter. J’y relaie et synthétise beaucoup de rendez-vous militants à venir, parce que j’ai le sentiment que justement, nos mobilisations ont besoin de gagner en visibilité. C’est promis, je ne relaierai pas les dates des meetings de Christiane Taubira ou Fabien Roussel.
Bref, aujourd’hui, on est avec Kim ! Kim est une personne blanche, agenre, avec qui on a utilisé le pronom il. Il fait partie du mouvement squat et se revendique de l’anarchisme et de l’autonomie politique. C’est un toto, et il va nous expliquer ce que ça veut dire.
On a aussi beaucoup parlé de l’histoire, de l’organisation interne, de la nécessité de créer et organiser un lieu collectif de luttes. On a pris pour cela l’exemple du centre social autogéré 38, aussi appelé Tchoukar, situé dans le quartier Saint‑Bruno à Grenoble. J’ai eu envie d’aborder ce sujet parce que je suis à un stade où justement, il me paraît très important de créer, de faire vivre, ici et maintenant, des lieux qui soient autant que possible arrachés des logiques capitalistes et des systèmes d’oppression. Parce que ces lieux nous aident à nous organiser et lutter, déjà. Et parce que ça nous fait du bien, surtout.
Je m’appelle Sam, je suis un mec cisgenre racisé, mon pronom c’est il, bienvenue dans ce dixième épisode du podcast rue des bons-enfants.
Cliquez ici pour télécharger l’épisode !
Salut Kim, merci d’avoir accepté mon invitation pour ce nouvel épisode du podcast rue des bons-enfants, comment ça va ?
Ça va bien ! Il fait juste un peu froid, parce que le centre social n’est pas très bien chauffé, mais sinon, ça va !
On est à Grenoble, en plein hiver. Il faisait -4, -5 °C ce matin, effectivement. Alors, pourquoi est-ce qu’on est là ? On s’était rencontrés à l’été 2021, à l’occasion de journées de soutien pour plusieurs militant·es poursuivi·es pour association de malfaiteurs. Lors de ces journées, une discussion avait été organisée autour de ce sujet, l’association de malfaiteurs, en quoi cet outil judiciaire est utilisé par l’État pour réprimer le mouvement social, et tu étais intervenu sur ce thème. Je t’avais alors proposé d’intervenir dans mon podcast, et nous voilà donc aujourd’hui pour faire cet enregistrement. Merci d’avoir accepté.
Merci pour l’invitation !
Ma première question : est-ce que tu pourrais te présenter ?
Je m’appelle Kim. Je suis un mec blanc qui a fait des études supérieures. Pour les pronoms, vous pouvez utiliser ce qui vous fait plaisir, je m’en fiche un peu parce que je suis agenre aussi. Sinon, je suis anarchiste et je milite dans pas mal de domaines divers et variés.
Justement, c’est quoi les sujets qui te tiennent à cœur en ce moment ? De quelle façon est-ce que tu t’impliques ?
Il y a pas mal de sujets qui me tiennent à cœur. Je milite pas mal dans le domaine de la précarité et de l’accès au logement. Puis je suis aussi beaucoup sur la lutte contre la répression, comme la fois où on s’est rencontrés. Après, je suis intéressé par pas mal de sujets, comme l’écologie, comme les dérives sectaires, l’extrême droite. Et globalement, par mon mode de vie et mes actions, je cherche à créer une contre-société où toutes les personnes puissent se sentir incluses et vivre heureuses.
J’habite en squat et je participe au mouvement squat, pour d’autres gens qui ont besoin. Et je suis aussi militant au Droit au logement, qui est une association qui s’occupe de l’accès au logement, autant pour les personnes qui ont pas du tout de logement que pour les personnes qui ont déjà des logements mais qui ont des embrouilles avec leur propriétaire ou qui ont des problèmes d’insalubrité, etc. et qui cherchent à améliorer leur situation, en luttant tous ensemble, entre les mal logés et les non logés. Je suis aussi dans un collectif anti-répression, pour lutter contre les types de répression qu’on a en général sur les militants, par rapport aux manifestations, sur les actions. Et aussi pour la répression plus générale sur les non-militants, mais on est moins spécialisés là-dedans parce que tous les membres du collectif anti-répression sont des militants. Du coup, c’est plus facile de lutter sur ce terrain-là que sur des terrains plus larges. Il y a aussi des associations qui s’occupent de sujets spécifiques, où nous on n’est pas spécialisés. Du coup, il vaut mieux leur laisser la place. Par exemple, sur l’aide aux migrants, on n’y connait pas grand-chose. Du coup, autant laisser ça aux associations spécialisées qui seront plus performantes pour pouvoir les aider.
Je suis aussi assez actif dans un centre social, le 38 rue d’Alembert, centre social Tchoukar, où il y a beaucoup d’activités : il y a un magasin gratuit, un atelier vélo, des cantines, pas mal d’activités de bricolage. Il y a un collectif qui s’appelle les Brigades de solidarité populaire, qui récupère la nourriture et du matériel pour des personnes qui ont pas de facilité à y avoir accès et qui les redistribue. Notamment par pas mal de récup de nourriture du marché ou de supermarchés qu’on va redistribuer dans des marchés gratuits deux fois par semaine. Globalement, je cherche à vivre sans argent aussi, c’est ça mon activité économique principale. Ou non-activité économique principale, je ne sais pas comment dire. Et je fais pas mal de bricolage.
Je pensais qu’on allait y revenir un petit peu plus tard, mais vu que tu as abordé le sujet : on est au 38, le centre social autogéré du quartier Saint-Bruno. Tu nous as déjà un petit peu parlé du lieu. Est-ce que tu peux nous parler du début ? De comment le lieu a été “créé” ?
Ça a été ouvert il y a sept ans. Moi, j’étais pas encore là, du coup, je ne peux pas vous donner tous les détails. Si j’ai bien compris, il y avait pas mal de gens sur le quartier qui avait des activités ensemble, un collectif un peu. Il y avait par exemple une cantine populaire qui avait lieu sur la place Saint-Bruno tous les samedis. Qui a continué jusqu’à il y a pas longtemps mais qui est un peu en pause, avec le Covid, c’était un peu compliqué. Tous ces gens-là avaient besoin d’un espace pour créer des activités pour le quartier. Et notamment une grosse cuisine pour la cantine, de l’espace de stockage pour les tables. Et il y avait cette ancienne école abandonnée, qui appartenait en partie à la mairie et en partie à une entreprise privée, qui a été occupée, sans demander l’autorisation à qui que ce soit, pour héberger ces activités-là. Et depuis, le lieu est resté, les activités se sont assez étendues, avec, du coup, un magasin gratuit, un atelier vélo, une salle de cinéma, un dojo… Plein d’espaces comme ça qui permettent de faire des réunions, des activités diverses et variées et qui permettent à plein d’acteurs du quartier et de militants d’avoir des espaces pour faire ce qu’ils ont besoin de faire.
Parce que du coup, il y a à la fois des enjeux politiques et militants, pour pouvoir s’organiser, et aussi un enjeu social, au cœur du quartier ?
Oui, c’est les deux en même temps. On ne veut pas séparer les deux. On veut que les personnes militantes puissent avoir des lieux-ressources pour s’organiser, et qu’en même temps, le lieu serve aussi pour faire des activités sociales pour le quartier. Les deux vont ensemble, en fait. Les activités sociales, c’est quelque chose que les militants cherchent à créer, en tout cas dans le milieu autonome. On cherche à créer des choses, du coup c’est important que cela puisse exister, en parallèle du fait de s’organiser pour des luttes politiques moins locales. Du coup, les deux ne sont pas vraiment séparés. Par exemple, quand il y a eu des expulsions de bidonvilles il y a pas très longtemps. Le fait qu’il y ait un magasin gratuit avec des vêtements, des matelas, des choses comme ça qui étaient disponibles, ça a permis à des militants qui militaient plus sur le logement de pouvoir amener immédiatement tout le matériel qu’il y avait besoin à des gens qui étaient dans la merde mais ailleurs. Les deux sont complémentaires et travaillent ensemble, en fait.
D’accord. J’avais une question sur l’organisation interne du lieu, et sur la façon dont les décisions sont prises. Vu que j’imagine qu’il y a une multiplicité de personnes qui participent à la vie du lieu, et aussi une multiplicité d’organisations, comment est-ce que vous faites pour décider des orientations du lieu ? Comment faire pour que les décisions soient prises de la façon la plus démocratique possible ? Qu’il n’y ait pas de rapport de force, de rapport de domination qui se réinstalle à l’intérieur, entre, peut-être une grosse organisation et d’autres plus petites, ou entre des individus et des orgas ? Comment tenir compte de ces problématiques-là sous-jacentes ?
Déjà, ces problématiques-là, on ne peut pas dire qu’elles n’existent pas. Malgré tous nos efforts, elles existent quand même. Même si on cherche à les minimiser, on n’est pas infaillibles. Y’a des moments où c’est compliqué quand même. Ce qu’on essaie de faire, c’est que… le lieu, il y a plein d’espaces, de groupes différents qui s’organisent. On essaie de faire en sorte que chaque groupe, à la plus petite échelle possible, soit capable de prendre toutes les décisions qu’il a envie de prendre tout seul sans se concerter avec le reste du groupe. Par exemple, si une cantine a envie d’acheter un nouveau mixer, c’est pas la peine d’organiser une grosse assemblée avec tout le monde pour acheter un nouveau mixer. Par contre, c’est plus pour les décisions qui peuvent impacter les autres collectifs qui s’organisent aussi. Là, on est obligé de discuter un peu plus tous ensemble. Du coup, on a deux assemblées par mois, où les gens extérieurs peuvent venir proposer leurs activités – et les gens en intérieur peuvent aussi proposer des activités – et on va prendre aussi toutes les décisions qu’il y a besoin de prendre pour la vie du lieu qui impactent tous les collectifs, comme réattribuer une salle, faire des travaux, organiser une soirée, des choses comme ça. Tout ce qui peut créer un conflit d’usage doit être décidé en assemblée. Tout ce qui a peu de chance de créer un conflit d’usage, a priori, le collectif qui la porte peut la décider tout seul sans consulter personne. C’est assez spontané sur tous les petits sujets, et dès que le sujet prend une ampleur assez importante et qu’on est un peu obligé d’en discuter collectivement, là ça passe par les assemblées.
Quelles sont les rapports aujourd’hui avec la municipalité de Grenoble ?
Pendant plusieurs années au début de la vie du lieu, il n’y avait pas de rapport du tout avec la municipalité. C’était une occupation sans droits ni titres. Il n’y avait pas de lien entre la mairie, qui était propriétaire puis gestionnaire, et les occupants. Au bout d’un moment, la mairie a essayé de nous imposer une convention d’occupation. Du coup, il y a eu des négociations qui étaient assez longues et pas très fructueuses, à plusieurs reprises et qui ont été abandonnées plusieurs fois, parce que les interlocuteurs à la mairie ont changé plusieurs fois, et qu’à des moments c’était les élections, du coup ils étaient moins intéressés pour nous mettre la pression là-dessus. Et des moments où nous on était occupés sur plein de choses, du coup on leur a moins répondu, ils nous ont pas relancés. Le fait que le lieu n’ait pas de représentant légal actuellement est assez confortable. Ça évite qu’une responsabilité soit portée devant la loi ou devant qui que ce soit.
Récemment, le propriétaire du lieu, qui est l’établissement public foncier local du Dauphiné, qui est une réserve foncière, gérée par la Métropole et quelques communes alentour, et qui rachète tous les bâtiments vides que les municipalités ont. Pour trouver des projets immobiliers à faire dessus, et les redonner à des promoteurs pour faire des logements sociaux ou des logements pas sociaux ou des centre commerciaux, peu importe. Du coup, c’était l’EPFL qui possédait le bâtiment et qui avait délégué la gestion à la mairie parce que l’EPFL n’a pas de salarié. Pour des embrouilles politiques un peu internes à la Métropole – c’est peut-être un peu long à expliquer – mais en gros, la présidence de l’EPFL est passée à droite, même si la majorité de la Métropole est à gauche. Et comme la droite n’aime pas trop les centres sociaux autogérés par des anarchistes qui font du social et des actions militantes, ils ont mis assez rapidement un permis de démolir sur le bâtiment. Ce qui était un peu embêtant. Finalement, la mairie a fait annuler le permis de démolir, et après nous a proposé une nouvelle phase de négociations pour nous proposer de racheter le lieu. Évidemment, nous on n’était pas très chauds de racheter un bâtiment qui vaut 330.000 EUR. Finalement, à la fin des négociations, ce qui a été conclu, c’est que la mairie serait d’accord de racheter le bâtiment à l’EPFL et ensuite de nous faire un bail emphytéotique de quarante ans, sur le bâtiment. Après, c’est bien parce que du coup, ça nous donne une stabilité pendant quarante ans. L’inconvénient, c’est que du coup il va falloir qu’on fasse beaucoup de travaux de mise aux normes. Les architectes ont chiffré les travaux à 400.000 EUR. Mais on va faire une bonne partie en auto-construction, du coup ça nous coûtera moins cher. Et notre budget annuel risque de passer aux environs de 15.000 EUR par an, ce qui est beaucoup pour un lieu qui est entièrement gratuit ou à prix libre.
Nous, c’est très clair qu’on ne veut avoir aucun lien avec la mairie à l’intérieur de nos activités. Du coup, on ne les laissera jamais entrer dans le bâtiment, on n’acceptera jamais aucune subvention. On leur a demandé de ne jamais nous utiliser dans leur comm municipale. A priori, ils sont d’accord. Voilà, si jamais ça arrive quand même, on râlera. Ils savent qu’on ne va pas se laisser faire non plus s’ils cherchent à nous récupérer. L’avantage pour la mairie c’est que du coup ils ont une sorte de MJC autogérée qui leur coûte pas un kopeck dans un quartier où ils font pas grand-chose de base.
Et en même temps, ça pose question parce que le fait qu’on accepte de se légaliser, c’est aussi qui quelque chose qui crée un précédent et qui risque de rendre plus difficile pour les autres squats de Grenoble le fait de refuser une légalisation. Ça crée “les bons squatteurs” contre “les mauvais squatteurs” et ça peut être exploité pour réprimer plus facilement les autres squats. Du coup, il faut qu’on arrive à… capitaliser sur le fait qu’on ait fait ce pari de se légaliser, sans que… Il faut vraiment qu’on arrive à en faire quelque chose de bien. Parce que si c’est juste se légaliser pour se légaliser, et qu’on finit par participer à la gentrification du quartier, à marginaliser les autres squats et tout ça, ça aura été un très mauvais pari, il aurait mieux valu pas le faire [la gentrification est un processus de transformation de quartiers populaires due à l’arrivée de catégories sociales plus favorisées].
Toujours sur ce thème, je te propose qu’on écoute ensemble un extrait d’une interview menée par la revue Ballast de la sociologue Sylvaine Bulle et de l’historien Alessandro Stella, dans le cadre du dossier de Ballast intitulé “Que faire ?”, publié deux jours avant notre enregistrement. Le sujet principal de l’interview, c’est l’autonomie, justement. Dans cet extrait, Sylvaine Bulle s’exprime sur la possibilité de créer des formes d’autonomie dans les espaces ruraux.
“Ce n’est pas possible en ville, pour la raison qu’il y a aliénation foncière. En ville, il y a des contre-cultures mais ce qui se produit de déterminant, au niveau politique, se fait en dehors des métropoles. Des formes d’autonomie compactes en métropole sont impossibles car c’est dans ces espaces que l’État est le plus fort, le plus présent et le plus aliénant. En termes de stratégie, ou plutôt de tactique, on a intérêt à aller à l’écart. C’était, semble-t-il, la stratégie des « néoruraux » du plateau de Millevaches dès le début : trouver des îlots-refuges où il soit possible de réarmer des formes de critiques, d’actions, qui ne sont plus possibles en ville. Il est difficile de tenir un squat plus de trois jours et il est impossible d’échapper aux lois sur l’état d’urgence ou le Covid… Dans des collectifs en Ariège, par exemple, avec qui nous sommes en contact, il n’y a pas ce même maillage coercitif du système marchand et politique qu’on a en ville. Aussi, il est important de voir comment la crise climatique crée des affects particuliers chez les autonomes, dans les nouveaux collectifs s’organisant — mais pas seulement —, lesquels impliquent un redimensionnement de l’action politique. Des personnes qui étaient peu ou pas politisées sentent la nécessité de faire autrement, de se délier du système marchand dans toutes les sphères de l’existence.”
Sylvaine Bulle, interviewée par Ballast, janvier 2022.
Es-tu d’accord avec cette idée selon laquelle ce serait beaucoup plus simple de s’organiser en autonomie à l’abri des grands centres urbains, peut-être plus à l’abri de la répression ?
Je suis pas trop d’accord parce qu’en fait, empiriquement, je vois que l’autonomie est possible en ville. Je la vis ! Clairement, c’est pas les mêmes contraintes qu’à la campagne. Il y a un certain nombre d’avantages à être en ville quand on cherche à développer des luttes autonomes. Déjà, c’est beaucoup plus facile de trouver des camarades avec qui on a envie de travailler, puisque les gens sont beaucoup plus concentrés. Après, au niveau matériel, la quantité de bâtiments vides, industriels, qui sont possibles de squatter, la quantité d’appartements qui sont vides, qui sont possibles de squatter, la quantité de matériaux de chantier, de déchetterie sur lesquels on peut récupérer plein de choses… Le fait qu’il n’y ait pas besoin d’avoir une voiture pour se déplacer, etc. C’est des choses qui font qu’au final, pour vivre de la récup, pour faire des choses avec pas grand-chose, en ville, c’est intéressant aussi. Après, c’est sûr, si on parle d’une autonomie alimentaire, par exemple, la ville c’est moins évident. Si on parle d’une autonomie de transport, de matériaux de construction, la campagne c’est pas évident non plus. Du coup, il y a besoin des deux, de travailler ensemble, entre ville et campagne. Il y a plein de choses qui sont possibles de faire en ville aussi. Je ne vois pas le problème de chercher à atteindre une certaine forme d’autonomie en ville.
Et sur la question de la répression ? Je pense à cette question parce que… on en avait parlé cet été, je t’avais parlé de l’expulsion de la Maison du peuple à Nantes. Iels ont essayé de réoccuper le lieu duquel iels avaient été expulsé·es, rue Louis Préaubert. Une fois qu’ils sont à nouveau dedans, la police vient immédiatement, essaie de la sortir. On voit qu’ils sont dans une logique de négociation avec la municipalité pour essayer de trouver une solution. En tout cas, maintenant la municipalité et la préfecture savent qu’il ne faut pas les laisser rentrer, ou il faut les faire sortir tout de suite. Ils ont cette vigilance-là, pour empêcher le squat dès la racine, quoi.
Ouais, c’est un problème qu’on a aussi à Grenoble, à chaque fois qu’on cherche à squatter des bâtiments très visibles. Assez rapidement, il y a la police qui vient et qui fait des expulsions illégales. Qui en a vraiment rien à faire des procédures légales par rapport aux expulsions. Ça dépend vraiment des périodes. À quel point ils sont arcboutés sur la lutte contre les occupations ou pas. Effectivement, en ce moment c’est un peu plus dur qu’il y a quelques années, j’ai l’impression. Mais ça ne veut pas dire que c’est impossible de squatter. Par exemple, les appartements : à Grenoble, il y a 20.000 logements vides, en fait. Ça c’est des chiffres que l’INSEE récupère auprès des impôts. C’est des bâtiments qui sont déclarés comme vides par leurs propriétaires. Du coup, sur 20.000 logements vides, c’est possible de trouver des appartements pour de l’habitation assez facilement. Ça arrive assez souvent que les propriétaires ne se rendent même pas compte qu’ils sont squattés parce qu’ils ont tellement de logements vides qu’ils ne s’en préoccupent pas. Moi, par exemple, là où j’habite – j’habite dans un squat – pendant six mois, le propriétaire ne s’est pas rendu compte que j’y habitais. Après, il y a des gens qui se sont installés dedans, en plus de moi. Du coup, il y avait beaucoup plus de présence, c’était plus dur de cacher que c’était occupé. Le propriétaire a mis encore six mois pour obtenir un jugement pour obtenir l’expulsion. Au final, la préfecture n’a jamais appliqué ce jugement pour nous expulser jusqu’à maintenant. Ça fait onze mois qu’on est expulsables. Y’a pas de police en vue pour l’instant. Le fait d’occuper des bâtiments, c’est quelque chose qui est toujours possible. Après, effectivement, le fait de vouloir avoir une vitrine, un bâtiment très visible, c’est peut-être pas la meilleure période pour ouvrir ça. Mais il y a plein d’autres manières d’ouvrir des bâtiments. Dans tous les cas, si on veut trouver des solutions, on en trouve et effectivement, oui, il faut penser le pour et le contre d’utiliser des méthodes légales, des méthodes illégales, et trouver celles qui sont les plus adaptées. Mais on finit toujours par trouver une voie utile pour faire ce qu’on veut. Même si le squat devenait impossible, on pourrait continuer à faire de l’autonomie en ville, en fait.
Comment en es-tu arrivé à squatter ?
J’ai fait des études scientifiques, j’ai fait un master. Déjà, en commençant mes études, je savais que j’avais pas envie de travailler pour l’industrie lourde et tout ça. J’étais déjà un anarchiste radicalisé sur Wikipédia au collège (rires). Je faisais des études surtout parce que le sujet me plaisait. Quand j’ai fait mon stage de fin de master, j’ai été payé pendant six mois au SMIC. Ce qui représente énormément pour moi, parce que je ne suis pas du tout matérialiste. Je ne prends aucun plaisir à acheter des choses ou à les posséder. Du coup, je continue à dépenser 250 EUR par mois. Après, du coup, ça m’a fait un petit pécule sur mon compte en banque. Du coup, je me suis dit que j’allais me laisser le temps de chercher une activité qui me plaisait. A priori en pensant plutôt à une activité économique classique. Du coup, j’ai loué un petit studio dans l’agglo. Et puis au bout de quelques mois, je me suis dit que le fait de ne pas avoir d’activité économique comme ça, c’était un mode de vie qui me convenait en soi. Du coup, j’ai cherché le moyen de maintenir cette activité-là le plus longtemps possible. Du coup, je me suis dit d’arrêter de dépenser de l’argent. Pour ne pas avoir à en gagner. Du coup, globalement, le squat, c’est assez adapté pour faire ça. Là, actuellement, comme je squatte, je ne paie pas de loyer, d’eau, d’électricité, je n’ai pas de voiture, je n’ai pas de postes de dépense comme ça. Je fais beaucoup de récup. Je dépense, en gros, pour du téléphone, des choses qu’on ne trouve pas en récup, à peu près 20 EUR par mois. Du coup, clairement, je n’ai pas besoin de travailler. Ça me libère beaucoup de temps pour faire les autres choses que j’ai envie de faire. Et ça me va comme ça. Après, c’est sûr que c’est pas un mode de vie qui est adapté à toutes les personnes et toutes les situations, clairement. Mais moi, ça me convient bien comme ça.
Tu en as déjà un peu parlé, mais c’est quoi, d’après toi, les enjeux politiques qui sont liés au squat ?
Ola, y’en a plein (rires) ! Le fait de squatter, ça permet de s’autonomiser, un peu, de la temporalité capitaliste, qui veut que tout le monde ait une activité économique, pour gagner de l’argent. Le fait d’avoir un travail et tout ça. Le fait d’habiter en squat, ça permet de se libérer de ça, et d’avoir une autre temporalité qui nous permette d’être libre de faire… autre chose. Moi, je m’en sers pour faire du militantisme politique, mais dans l’absolu je pourrais faire autre chose à la place. Et puis sinon, le squat permet aussi de récupérer sans dépenser d’argent des bâtiments. Du coup, pour la lutte pour le logement, c’est assez efficace, parce qu’il y a plein de gens qui sont à la rue aujourd’hui. Le fait que, par exemple à Grenoble, s’il y a 20.000 logements vides et 4.000 personnes à la rue selon les chiffres officiels, le squat participe à la résolution du problème de l’absence de logement et des logements insalubres, etc. Même si, effectivement, si l’État s’occupait de ce problème-là, ce serait peut-être plus efficace que si c’était des squatteurs qui étaient obligés de s’occuper du problème, mais bon, comme l’État est un État capitaliste, il fait bien son travail et il garde les gens bien dehors.
Plus politiquement, en tant qu’anarchiste, le fait de s’attaquer directement à la propriété privée et à la loi, c’est politiquement cohérent. C’est assez efficace. Et sinon, au niveau de l’aménagement des squats, contrairement à quand on a un bail, on peut faire ce qu’on veut dans un squat, parce qu’on n’a pas de compte à rendre à un propriétaire. Du coup, si on a envie de faire un trou dans un mur pour accrocher des prises d’escalade, ou abattre une cloison pour faire une grande salle d’activité, ou repeindre en rose fuchsia, on peut, en fait. Alors que dans un bâtiment loué, ça crée des conflits avec les propriétaires. C’est vachement plus de liberté dans la façon dont on habite. Et puis sinon, c’est aussi l’occasion de rencontrer pas mal de gens, et d’apprendre plein de nouvelles compétences : assez rapidement, quand on a squatté pendant deux-trois ans, on devient plombier, électricien, serrurier, peintre en bâtiment, carreleur. Assez vite, on apprend à faire plein de choses, à rencontrer plein de gens, à… plein de gens qu’on n’aurait pas forcément rencontrés autrement. C’est assez agréable.
Tu as parlé de propriété privée. Est-ce que tu penses qu’il faut remettre en cause la propriété privée ? Du coup, tu penses que le squat est une façon de la remettre en cause ?
La propriété privée, pour moi, n’a aucune utilité sociale, vraiment. C’est quelque chose qui ne sert à rien, qui est un concept complètement nuisible. La propriété privée des logements, c’est-à-dire qu’il y a des gens qui ont le privilège de ne pas dormir dehors, et qui vendent ce privilège à d’autres gens qui ne l’ont pas, et pour se faire de l’argent. Alors qu’en fait, il y a assez de logements pour tout le monde. Personnellement, je suis pour une propriété d’usage, c’est-à-dire que les gens qui habitent dans un bâtiment devraient avoir la gestion du bâtiment en question. Je ne vois pas pourquoi des capitalistes devraient l’avoir. Du coup, oui je suis pour l’abolition de la propriété privée des logements. Le squat est un moyen d’action directe pour mettre en place ce programme politique là.
Est-ce que tu te revendiques, est-ce que tu considères que ta façon de t’engager relève de l’autonomie politique ? Si oui, pour toi, qu’est-ce que ça veut dire ?
Oui, je pense qu’on peut dire que je fais partie de la tradition politique de l’autonomie. Pour moi, l’autonomie, c’est vraiment chercher à s’organiser sans déléguer son pouvoir d’action, son pouvoir de lutte, c’est-à-dire ne pas accepter que notre combat soit porté par des élus, par des grosses organisations de masse, mais porter nous-mêmes les combats qu’on a envie de porter. C’est vraiment refuser que notre moyen d’action principale soit de participer à une organisation de masse. Et porter principalement l’action directe comme moyen de résolution de nos problèmes.
Qu’est-ce que ça veut dire exactement “action directe” ?
Ce sont des actions qu’on va mener qui n’ont pas pour but de changer les choses par un intermédiaire. Par exemple, si on organise une manifestation pour que le gouvernement fasse passer une loi, ce n’est pas une action directe. Si on cherche à changer l’opinion publique sur un sujet, pour faire changer les choses, ce n’est pas une action directe. Mais par exemple, si on veut mettre en place la gratuité des transports en commun, organiser une fraude massive des tickets de bus, par exemple, ça c’est une action directe. Parce qu’on a un problème, et on résout directement le problème sans passer par des organisations intermédiaires, ou des élus, des corps intermédiaires, qu’on ne maîtrise pas. Là, c’est directement les gens qui ont le problème qui trouvent une solution sans intermédiaire. Par exemple, sur le centre social, il y avait besoin d’un bâtiment, pour faire des activités. Le bâtiment a été occupé et il y a des activités dedans. On n’a pas besoin d’un parti politique, d’un syndicat ou de quoi que ce soit pour mettre ça en place. On peut le faire directement, entre personnes intéressées.
Est-ce que ça découle d’un genre de défiance vis-à-vis des partis politiques, des syndicats, des élus ?
Il y a une part de défiance, parce qu’historiquement, par exemple, sur les élus, on voit bien qu’il y a toujours eu une certaine forme d’écart entre ce que les gens qui votent pour quelqu’un, et ce que la personne va faire à la fin. Cet écart-là, quand on est dans l’action directe, il n’y a pas d’écart. C’est ceux qui veulent qui font. Il n’y a pas cette perte-là de sens politique dans les actions. Il y a cette part-là de défiance. Et pareil pour les syndicats : il y a des moments où les syndicats ont servi à faire de la cogestion, négocier avec les patrons, etc. Quand on est dans l’action directe, il n’y a pas d’intermédiaire. Il n’y a pas un moment où on va faire des concessions ou des choses comme ça, sauf si on les décide nous-mêmes. Du coup, il n’y a pas de risque de trahison, entre guillemets, même si les syndicats ne cherchent pas à trahir les salarié·es ou quoi que ce soit. Il n’y a pas d’intermédiaire qui va avoir des intérêts différents des gens qui militent directement.
Personnellement, si je suis dans l’autonomie, c’est pas spécialement pour des raisons de défiance, c’est pour des raisons d’efficacité. J’ai l’impression que quand on est dans des réseaux d’affinité, qui sont vraiment à la base, et qu’on prend des initiatives, on va gagner vraiment du temps, en fait, et de l’efficacité. On va pouvoir mettre en place des moyens très rapidement. Par exemple, au moment du deuxième confinement, on était quelques-uns à vouloir mettre en place des distributions alimentaires, parce qu’on avait remarqué que pendant le premier confinement à Grenoble, c’était quelque chose qui était insuffisant, qui manquait, et qu’il y avait, par exemple, la police qui était venue faire des contrôles d’identité devant des centres de distribution alimentaire, des choses comme ça. Plein de problèmes comme ça qui faisaient qu’on pensait qu’il y avait un manque dans le social à Grenoble. Du coup, on a proposé une réunion, et en deux jours, il y avait une grosse réunion avec une cinquantaine de personnes au centre social, qui sont venues pour discuter de ça. Il se trouve qu’il y avait une partie des gens des groupes qui avaient fait une grosse récup de jambon de poulet, et un autre groupe qui avait récupéré plein de pain. On n’a pas perdu de temps : le lendemain, c’était déjà une distribution de sandwiches au poulet. Bon, les sandwiches au poulet, c’est dommage, c’est pas vegan. Alors que si on avait dû organiser ça avec la Croix-Rouge par exemple, ça aurait pris des mois de tout organiser. Au moins, c’est allé vite, quoi. Il n’y avait pas besoin de se poser de questions, d’alimenter une organisation très lourde à déplacer pour commencer à agir, en fait. Juste, on se pose, on voit ce qu’on a envie de faire, et on le fait.
Ce que je comprends dans ce que tu décris, c’est qu’il y a une logique d’être dans le “changer les choses ici et maintenant”, parce que ça nous touche directement, parce que ça nous concerne directement, et parce que…
Et aussi parce que c’est ça sur quoi on a prise maintenant. Je veux bien changer des choses plus vastes sociales, mais juste, je ne peux pas le faire en claquant des doigts. Alors que résoudre des problèmes concrets, là maintenant, je peux.
Okay, il y a une question aussi de pouvoir d’agir, j’allais dire. Du coup, comment est-ce que cette façon de faire… est-ce qu’elle s’inscrit dans un horizon de transformation sociale plus radicale de l’ensemble de la société, sur tous les aspects… À partir du moment où tu me dis qu’il faut combattre le capitalisme, l’État et le capital, est-ce que ça s’articule, d’une certaine façon, avec aussi cet horizon qui est beaucoup plus lointain, on va dire, ou plus… général, quoi.
L’autonomie, le fait de lutter ensemble pour faire des choses, c’est pas seulement créer des groupes informels pour faire de l’action directe. C’est aussi une façon de s’organiser qui est… si on s’autonomise du capitalisme, globalement… Par exemple, là, avec les Brigades de solidarité populaire, ici au centre social, on récupère des grandes quantités de nourriture sur les fins de marché, dans les poubelles des supermarchés, etc. On ramène tout au centre social, et après ça va permettre de redistribuer. Et ça permet aussi, pour nous, quand on récupère à manger, de ne pas avoir à acheter à manger. On n’a plus la pression de devoir gagner l’argent qu’on va dépenser. Du coup, on résout des problèmes concrets, et en même temps, le fait de résoudre des problèmes concrets permet de s’émanciper des problèmes plus larges qui concernent toute la société. Si on arrive à étendre ça… enfin, plus il y a de pratiques autonomes comme ça, plus c’est quelque chose qui est étendu, moins les instances centralisées comme l’État, le capitalisme, moins ils ont de prise sur nos vies, plus on est indépendants. Par exemple, si tout le monde squattait, la propriété privée pour faire de la location n’existerait plus. Pour moi, il n’y a pas d’incompatibilité entre le fait de ne pas chercher des organisations de masse et le fait d’avoir un effet de masse si on est nombreux à faire des choses par des petites initiatives locales et indépendantes.
Mais autant il y a des organisations qui assument le fait qu’elles ont une vocation à se massifier, je pense à des orgas écolos, par exemple, et donc qui, en partant de ce constat-là, essaient d’aller chercher les gens pour les faire rejoindre la lutte, avec leurs façons de lutte, leurs modalités. Tandis que ce que je comprends de ce que tu me dis, c’est qu’il y a quand même moins cette volonté d’aller évangéliser d’autres personnes à côté pour leur dire “venez faire comme nous, c’est cool”, quoi.
Non, mais par contre, quand on agit directement… Bon, le sens a un peu été changé avec l’histoire du truc, mais c’est la propagande par le fait, en fait [S’il l’utilise dans un sens un peu différent, Kim fait allusion à la propagande par le fait, qui est historiquement une stratégie politique mise en œuvre par certains et certaines anarchistes, qui use d’actes tels que les attentats, sabotages notamment, pour faire passer des messages politiques à un public et générer un rapport de force avec un adversaire. La fin du 19e siècle est la période la plus célèbre de la propagande par le fait ; elle est marquée par les assassinats et tentatives d’assassinats de plusieurs rois et empereurs. L’explosion de la bombe d’Émile Henry, au commissariat de la rue des bons-enfants, à Paris en 1892, est un exemple de propagande par le fait]. Le fait de faire des actions qui sont révolutionnaires, que ce soit des actions… violentes ou pas, en fait. Juste le fait de mettre en place des choses, ça montre aux autres que c’est possible. Ça leur donne éventuellement envie de le faire. Il n’y a pas besoin d’aller distribuer des tracts avec des textes super théoriques pour expliquer aux gens que s’ils ont envie de faire des choses, juste ils vont parler à leurs voisins, et s’ils sont d’accord sur ce qu’il y a à faire, ben ils le font ensemble et c’est fait. Pour moi, il n’y a pas besoin de faire du prosélytisme si ce qu’on fait est suffisamment… parle aux gens, en fait. Les gens vont juste nous rejoindre. Si on est insérés dans la société, tout en s’autonomisant de cette société-là, on va entraîner d’autres gens avec nous. Il n’y a pas besoin de faire des organisations de masse pour ça. C’est pas incompatible, les deux ne sont pas en opposition. C’est deux stratégies différentes qui peuvent être complémentaires, mais qui ne sont pas… L’une n’est pas nécessaire à l’autre.
C’est un peu justement la question que j’allais te poser après : qu’est-ce que l’autonomie implique vis-à-vis des autres organisations ? Et du fait de la possibilité de s’organiser avec les autres organisations, localement ?
J’ai l’impression, à Grenoble, on arrive à avoir des rapports assez complémentaires, parce qu’on n’a pas les mêmes modes d’action, et pas les mêmes temporalités dans nos actions. En même temps, on s’entend bien avec beaucoup d’organisations politiques, et beaucoup de gens qui sont dans les organisations politiques. Et même un certain nombre de gens qui sont autonomes sont aussi parfois dans certaines organisations politiques. Moi, par exemple, je suis autonome, mais je suis aussi au DAL, le Droit au logement. J’ai l’impression que les deux sont complémentaires. Mais globalement, le fait que les autonomes fonctionnent vachement avec des prises d’initiatives, c’est beaucoup plus facile d’impulser un mouvement de lutte depuis le milieu autonome, qui après, s’il est repris par des grosses organisations, va permettre de diffuser des informations beaucoup plus largement. Pareil pour réagir à des problèmes d’urgence, d’expulsion de bidonvilles ou quelque chose comme ça, le milieu autonome est beaucoup plus réactif, beaucoup plus efficace que les grosses organisations. Par contre, pour tout ce qui est faire de la propagande ou lutter sur des sujets nationaux ou très vastes, les grosses organisations vont être beaucoup plus efficaces. Du coup, on est assez complémentaires à Grenoble. Souvent, on arrive à s’entendre à peu près, avec quelques difficultés, quand même, pour faire des choses ensemble.
Par exemple, sur les questions du lien avec le milieu du travail, une fois j’avais discuté avec une personne à Lutte ouvrière [Lutte ouvrière est un parti politique français dont le positionnement idéologique est communiste révolutionnaire et trotskiste. Peut-être un peu plus que les autres organisations d’extrême gauche, Lutte ouvrière est parfois accusée d’être trop repliée sur elle-même. Ses principales figures sont Arlette Laguiller et Nathalie Arthaud], qui m’a expliqué qu’avec mon mode de vie, de vivre de récup et tout ça, j’étais pire que les actionnaires, et que je vivais au crochet du prolétariat. Et en même temps, y’a d’autres organisations de défense des travailleurs, comme par exemple le syndicat Solidaires, où ils ont un syndicat Solidaires précaires, où par exemple on s’entend beaucoup mieux, entre les personnes qui vivent au RSA par choix, des personnes qui vivent de récup, des personnes qui cherchent du travail mais n’en trouvent pas, en fait, les liens sont assez forts parce qu’on vit la même chose. Du coup, il y a moyen de créer des ponts.
J’ai commencé l’enregistrement en parlant de ce sujet, l’association de malfaiteurs, qui est utilisé comme un outil judiciaire par l’État pour criminaliser les personnes en lutte. Est-ce que tu pourrais parler brièvement de la situation à Grenoble et environs ?
Alors ça fait plusieurs années qu’il y a eu pas mal d’actions… comment dire ? Destructives, de plein de types différents, que ce soit par exemple des vitrines brisées, il y a eu toute une ligne de tram où de la mousse expansive a été mise dans les validateurs de billets. Il y a eu un parking où plein de voitures d’Enedis ont brûlé. Et deux gendarmeries ont subi un incendie. Du coup, il y a eu beaucoup d’actions comme ça qui après ont été revendiquées sur les auto-médias locaux comme Indymedia Grenoble et après Indymedia Nantes quand Indymedia Grenoble a arrêté d’exister. Du coup, la police a enquêté là-dessus, mais, semble-t-il, ils n’ont pas trop réussi à obtenir des éléments concrets qui leur auraient permis d’arrêter des gens.
Ils ont fait pas mal de perquiz, ils ont interrogé pas mal de gens, y compris interroger des gens sur, par exemple… Il y a des jeunes qui faisaient une soirée, qui étaient bourrés, qui sont allés faire des tags anarchistes sur des murs dans un village aux alentours de Grenoble. Les policiers ont vu qu’ils avaient fait des tags anarchistes, du coup leur ont posé directement des questions sur les incendies de gendarmerie et tout ça. Ils ont fait des perquisitions dans des squats, en essayant de ficher tous les gens en prenant leur ADN. Ils ont demandé aux gens s’ils avaient des chaussures de marche taille 42 et des lampes frontales dans un squat. Plein d’éléments comme ça qui montrent qu’a priori, leur dossier est vide, ils ne savent toujours pas qui ils doivent attraper.
Pour essayer de faire avancer l’affaire, ils ont décidé de créer une association de malfaiteurs qui rassemblerait l’ensemble des gens qui aurait commis des dégradations et les ayant revendiqué sur internet après à Grenoble. Comme si c’était un seul et même groupe qui était responsable de toutes ces actions. Créer une association de malfaiteurs là-dessus… sachant qu’ils n’ont a priori toujours aucune idée de qui serait dans cette association de malfaiteurs et qui ne serait pas dedans. Ils utilisent cet outil-là pour avoir beaucoup plus de pouvoir d’action judiciaire. Par exemple, ils ont réussi à obtenir le mandat d’un juge pour faire des perquisitions dans cinq lieux collectifs à Grenoble, dont quatre squats et une coloc, et aussi à la ZAD de Roybon de façon simultanée. Ils ont récupéré tout le matériel électronique de ces cinq lieux [La ZAD de Roybon, ZAD pour zone à défendre, est un espace occupé dans la forêt de Chambaran, dans l’Isère, depuis 2014 jusqu’à son expulsion par les gendarmes mobiles en octobre 2020. Les zadistes s’opposaient à la transformation d’un espace naturel en centre de vacances Center Parcs par le groupe Pierre & Vacances, comprenant commerces, restaurants, piscines, jacuzzis, pour la modique somme de 390 millions d’euros. Face à la résistance, l’industriel du tourisme a jeté l’éponge en juillet 2020]. Ils se servent de ça pour faire de la répression du milieu anarchiste en général. J’ai l’impression qu’ils ont un peu laissé tomber la chance de réussir à résoudre cette enquête et qu’ils se servent plus de l’existence de l’enquête pour faire de la répression que pour la résoudre vraiment, parce qu’ils ont aucun élément. A priori, quand les gens prennent des précautions, la quantité d’éléments probants est assez faible. Suffisamment faible pour ne pas pouvoir identifier des gens qui ont commis des actions.
De quelle façon penses-tu qu’on doive s’adapter face à une répression qui est… dont on perçoit qu’elle est grandissante ?
Il faut faire plus attention, en fait, en termes de sécurité… Les gens se lancent dans des actions potentiellement… où ils risquent de se faire réprimer, sans avoir un minimum de connaissance, sur comment fonctionne la répression, et de formation sur comment y répondre. Par exemple, si les gens ne sont pas formés sur la garde à vue, il y a de bonnes chances que, quand on leur pose des questions avec insistance, ils se sentent obligés de répondre, et de donner des informations qui, peut-être leur semblent anodines, mais en réalité, vont servir aux enquêteurs, à les charger eux ou même quelqu’un d’autre. Du coup, pour moi, la formation c’est super important. C’est ce qu’on essaie de faire, un peu, avec le collectif anti-répression, de transmettre les bonnes pratiques.
Après, il faut aussi faire attention au niveau informatique, parce que les réseaux sociaux sont de vraies mines d’or pour les flics. Du coup, ne jamais mettre de référence à des actions illégales, ou à faire des liens entre différents groupes que la police pourrait voir comme séparés, qui en réalité ne le seraient pas. Que ça se voit par les réseaux sociaux, en fait. Après, il faut faire attention à l’anti-rép de façon plus physique : faire attention à ne pas laisser des empreintes partout quand on fait des actions. Ne pas laisser son ADN, des éléments matériels, quoi. Il faut réussir à, plus collectivement, refuser de participer à la répression. Si on arrive à faire en sorte que tout le monde refuse de donner son ADN dans le milieu, c’est beaucoup plus difficile pour la police derrière de pouvoir identifier des gens qui sont responsables des actions. Ou, par exemple, quand il y a une manifestation, s’il y a cinquante personnes que la police essaie de contrôler, si tout le monde refuse collectivement de donner son identité, effectivement, on peut se faire nasser quelques heures, mais la police peut aussi juste dire “On n’a pas l’énergie de faire cinquante vérifications d’identité, du coup on laisse partir tout le monde”. Du coup, il y a un aspect collectif qui me semble super important. Il faut réussir, tout en se protégeant comme ça, à avoir une forte solidarité quand quelqu’un se fait condamner, qu’il y ait direct du soutien, que ce soit politique ou financier, pour payer des avocats, pour donner des pistes de défense sur des sujets qu’on a déjà réussis à avoir. À faire passer des informations.
Et puis l’autre piège, c’est qu’il ne faut pas être dans une culture de la sécurité vraiment fermée. Où les gens extérieurs n’arrivent plus à rentrer et qu’on se retrouve dans une bulle isolée du reste de la société. Il faut vraiment créer une ouverture, aller travailler avec plein d’autres groupes. Moins on est isolés, plus on est en lien avec plein de gens, les syndicats, les partis politiques ou les groupes de lutte écologiste, etc. plus c’est difficile de dire “ah regardez ça c’est les méchants petits anarchistes qui brûlent des gendarmeries” et essayer de chercher à créer de la dissociation dans le reste du milieu, quoi.
Il y a certains milieux qui vont être ciblés prioritairement, mais une fois qu’on est complètement réprimés, c’est les autres qui sont réprimés après. Ils visent toujours les plus radicaux, mais les moins radicaux sont en deuxième ligne. Du coup, c’est important que quand il y a des gens qui font des actions plus radicales que nous, ne jamais se dissocier. Et pareil, pour les personnes qui font des actions radicales, ne pas se dissocier des personnes qui font des actions moins radicales. Rester ensemble, comme un seul groupe, pour ne pas laisser prise à la division.
Ce que tu dis sur les prélèvements ADN et sur le refus collectif de donner son identité, c’est que ce serait souhaitable que ce soit des pratiques de défense collective et donc les plus répandues possibles, mais ça me paraît difficile. Le premier truc qui m’est venu en tête, c’est comment faire pour que, que ce soit dans une action où on est peu nombreux ou dans une manifestation et où ça commence à partir, il y a des problèmes avec la police ou autre, comment faire pour que cette culture soit répandue de façon plus large que dans un milieu politique particulier ?
Pour moi, c’est ça qui est important dans le fait de faire des discussions avec plein de groupes, et de faire des formations. C’est réussir en discutant à créer une culture de la sécurité commune. Qu’on puisse attendre que les autres aient à peu près les mêmes réactions que nous, pour que… En gros, ce qui est dangereux, c’est quand il y a de l’imprévisibilité. Par exemple, on pense que des gens, c’est sûr qu’ils vont nous soutenir et en fait, ils ne nous soutiennent pas. C’est ça qui est compliqué. Si on sait à quoi s’attendre, on peut s’adapter en fonction. Globalement, moins on donne d’éléments à la police, mieux tout le monde se porte. Globalement, quand il y a des interrogatoires, des gardes à vue, à Grenoble, même dans les milieux syndicalistes, par exemple, c’est acté que dire “Je n’ai rien à déclarer” à toutes les questions que peut poser la police, c’est quelque chose qui va protéger collectivement. C’est quelque chose que, en tout cas, dans le milieu syndical, on a réussi à bien faire passer. Bon, on a un peu plus de mal dans le milieu écolo, car souvent il y a encore la pratique, par rapport à la répression, de se dire “s’il y a des procès, ça va nous faire une tribune politique”. Ce qui est bien quand on a fait des petites actions non-violentes, mais dès qu’on commence à faire des actions un peu plus grosses, le jeu n’en vaut plus trop la chandelle.
Et ce sera ma dernière question… j’espère que tu l’as préparée : quel conseil ou quel message aimerais-tu faire passer pour inciter les personnes qui nous écoutent à agir davantage ?
Quel que soit votre projet, c’est possible de le faire. C’est possible de s’organiser avec des gens qui ont le même projet que vous pour le faire. Il ne faut pas attendre d’avoir l’autorisation de ses adversaires pour commencer à agir. Il ne faut pas attendre non plus l’autorisation de ses amis pour commencer à agir non plus. Si les gens avec qui on travaille habituellement n’ont pas envie de participer à un projet qu’on a envie de faire, c’est possible de rester ami avec ces personnes-là, et de trouver d’autres partenaires pour faire d’autres projets. Souvent, on arrive à faire à peu près tout ce qu’on veut. Je suis sur que si on voulait, on pourrait faire un programme spatial autogéré. Juste, on n’a pas envie car on a autre chose à foutre que ça dans la vie. Je suis vraiment persuadé que c’est possible de faire tout ce qu’on veut de façon autogérée, si on s’en donne les moyens. Ouais, la liberté ne se demande pas, ça se prend. Tout en n’oubliant pas que plus il y a de gens libres autour de nous, plus on est capable de mettre en place les idées qu’on a envie de faire. Si on maximise la liberté des gens autour de nous, ça maximise aussi notre liberté à nous de faire des projets, d’être plus libre, de s’autonomiser par rapport à toutes les structures de domination qui existent.
Merci encore pour tout ça. Ça m’a fait bien plaisir d’échanger à nouveau avec toi aujourd’hui. Et tu m’avais parlé tout à l’heure d’un prochain rendez-vous à Grenoble, je crois que ce sera en avril, justement sur l’anti-répression. Tu peux en parler un peu ?
Du 2 au 17 avril, on va faire une quinzaine anti-répression. Il va y avoir plein d’évènements sur le thème de la répression. La programmation, normalement, sera assez éclectique. Parce que le but n’est pas de faire une formation anti-rép descendante, mais qu’il y ait plein de gens qui proposent des activités avec des points de vue divers et variés. De créer du débat. Et parce que ça nous sert aussi à nous auto-former. On va avoir des formations, des débats, des discussions, etc. Y’aura plein de choses à faire. Si vous êtes vers Grenoble début avril, n’hésitez pas !
Trop bien ! Je serai peut-être un peu dans le coin, je verrai ça. Merci à toi !
Merci à toi aussi !