Jude Mas : “Avec les médias indépendants, on prend le contrepied du journalisme de masse” (1/2)

La nécessité de création de médias indépendants dans un contexte d’uniformisation et de concentration du paysage médiatique, le positionnement du, de la journaliste, neutre, engagé, engagé sous des apparences de neutralité, La militarisation du maintien de l’ordre en France, les preuves qui s’accumulent à un point tel qu’il devient impossible de nier que les violences policières ne sont pas des bavures mais bien une concrétisation de l’autoritarisme croissant de l’État.

Voici les sujets que l’on va traiter avec Jude Mas dans l’épisode d’aujourd’hui. Jude est cofondateur du média La Mule du pape, média créé en 2019 pour combler un étrange vide, celui d’une couverture tronquée du mouvement des Gilets jaunes. Ça, c’est pour aujourd’hui. Et dans le deuxième épisode toujours avec Jude, on s’intéressera plus spécifiquement à quelques-unes des mobilisations qui animent Montpellier et ses environs.

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Bonjour à toutes et tous, bienvenue au numéro 6 de la rue des bons-enfants !

Si tu veux écouter l’épisode hors-ligne, télécharge-le ici.

Salut, Jude !

Salut.

D’abord, je te remercie d’avoir accepté notre invitation pour intervenir dans ce podcast, rue des bons-enfants. Tu es cofondateur de La Mule du Pape, un média, je cite « indépendant, composé de bénévoles, financé par ses lectrices et lecteurs » et qui vise, je cite encore « une analyse critique des relations entre pouvoir et population en France voire ailleurs dans le monde. » Aujourd’hui, je te propose qu’on s’intéresse, dans un premier temps, au journalisme, aux médias et en particulier à la façon dont ce travail s’articule avec le milieu auquel il s’intéresse. Dans un deuxième temps, on se penchera sur les mobilisations autour de chez toi, à savoir Montpellier. Première question : est-ce que tu pourrais te présenter ?

Je m’appelle Jude, j’ai 28 ans, je vis sur Montpellier du coup. J’ai fait des études d’histoire de l’art. Pendant quelques années, j’ai été assez actif dans le milieu culturel à Montpellier. J’ai fait de la musique, j’ai monté un label associatif indépendant. Et puis un peu par le fruit du hasard, je me suis lancé dans ce qu’on pourrait qualifier une pratique journalistique indépendante en cofondant donc ce média qui s’appelle “La Mule du Pape”, qui est basé sur Montpellier, qui est à la fois, comme tu as dit, dans cette visée d’analyser les rapports entre pouvoir et population, mais aussi d’agir en fait auprès de la population pour offrir une vitrine aux différentes luttes qui qui ont eu lieu sur le territoire, luttes militantes, quel que soit leur objectif.

Tu as utilisé l’expression “fruit du hasard”, mais comment en es-tu venu à fonder ce média indépendant ?

C’est effectivement un peu le fruit du hasard, c’est-à-dire que ça s’est produit au début du mouvement des Gilets jaunes, un jour où j’étais en promenade à Montpellier. Donc vraiment à ce moment-là, j’étais pas du tout impliqué dans aucune forme de militantisme ou de pratique militante. Et donc je suis tombé un peu par hasard sur une manif des Gilets jaunes, dans le centre-ville de Montpellier, qui offrait un spectacle assez violent d’affrontements entre Gilets jaunes et force de l’ordre. En me retrouvant un peu comme ça dans les gaz lacrymogènes, j’ai suivi autant que j’ai pu en fait le reste de cortège qui s’était lancée dans une manif sauvage. Donc je suis resté pendant quelques heures, et j’ai vu beaucoup de violences policières, j’ai vu des blessés, j’ai vu des situations de chaos j’ai vu aussi des gaz emplir la ville et aussi toucher en fait le reste de la population qui n’était pas forcément impliquée dans la manif, dont des personnes âgées, des personnes avec leurs enfants, en panique en centre-ville. Je suis rentré chez moi, et un peu par curiosité et envie de me faire un petit retour sur ce qui s’était passé, je suis allé consulter les médias locaux, donc le Midi Libre notamment, mais il y en a d’autres aussi à Montpellier, comme Le métropolitain, La Gazette. Et donc je suis allé voir, par curiosité, qu’est-ce qu’ils en disaient en fait, de ce qui s’était produit, et dont j’avais été témoin. En fait, je suis tombé sur des papiers très fins, dans le sens “pas très longs”, pas dans le sens “très aiguisés” ou “très intelligents”, qui reprenait ce qui m’avait l’air d’être une version préfectorale, en gros, de ce qui s’était passé, en mettant tout simplement qu’une manif s’était produite, avait dégénéré, qu’il y avait eu des casseurs, qu’il y avait des violences qui venaient du côté des Gilets jaunes, et paradoxalement aussi des blessés, mais sans spécifier que ça venait de l’action des forces de l’ordre, et un nombre assez conséquent d’arrestations. Mais ça s’arrêtait là en fait. Il n’y avait pas vraiment de récit du déroulé, de la manif dont j’avais fait partie. Il n’y avait pas de point de vue critique, il n’y avait pas d’analyse politique sur ce mouvement et sur ce qu’il proposait, quelles étaient ses revendications, à part peut-être un peu les revendications de base qu’on entendait parfois dans les médias, le RIC, enfin voilà, une vision assez binaire du mouvement, on va dire [RIC : référendum d’initiative citoyenne]. Du coup, je me suis dit qu’il y avait un certain problème, on va dire, à ce que les médias couvrent de cette façon-là, très réductrice, ce type de manifestations. Et donc j’ai décidé d’y retourner dès la semaine suivante, avec un appareil photo dans un premier temps puis ensuite avec du matériel vidéo, et de créer ce qui était à la base un blog sur Mediapart, pour faire un compte-rendu de mon point de vue, très subjectif, sur ce que je vivais au fil des manifs. À cette période-là, les manifs un peu violentes s’enchainaient vraiment sur Montpellier. Il y avait une grosse dynamique dans le mouvement des Gilets jaunes à cette période. Et beaucoup de violences policières en réponse. Donc ça a donné des reportages qui évidemment sortaient complètement de ce que faisaient les médias et la presse quotidienne, notamment au niveau des reportages vidéos, qui ont commencé à rencontrer un certain succès sur Youtube, auprès d’un peu de l’ensemble du mouvement des Gilets jaunes, parce que toutes les villes s’intéressaient un peu à ce qui se passait dans les autres villes, à l’échelle nationale. Dans un premier temps, ça a commencé comme ça, avec l’appui d’un ami aussi qui qui s’est mis à filmer, lui aussi, et assez souvent sur Paris. Et puis de fil en aiguille, sur le terrain des manifestations, j’ai commencé à rencontrer du monde, notamment d’autres personnes qui étaient dans une pratique un peu similaire au niveau photographique ou au niveau vidéo, avec qui on a tissé des liens. Au bout de quelques mois, au mois de mai 2019 du coup, on a décidé de se former dans un collectif commun et qui a gardé le nom “La Mule du Pape” qui est celui que j’avais choisi à la base et de former un peu plus véritablement un média. En quittant aussi un peu le terrain des Gilets jaunes, même si on y est resté très présent, mais en essayant de s’intéresser à ce qui se fait sur les autres luttes, à Montpellier, dans la région de Montpellier. Voilà, dans une perspective de… à la base, c’était vraiment de mettre en lien le mouvement des Gilets jaunes avec toutes ces autres facettes du militantisme, un peu dans une vision à la fois d’un journalisme indépendant, mais aussi de l’éducation populaire, un peu. Transmettre d’un point de vue qui est le nôtre ce qu’on apprend de situations qu’on croise, ce qu’on apprend des luttes qu’on couvre, voilà donc dans cette perspective-là et d’enrichir ce mouvement des Gilets jaunes.

Tu veux dire par là que vous avez élargi, non pas de juste rester sur un prisme de ce mouvement-là. C’est parti du mouvement des Gilets jaunes localement, et après vous avez décidé d’élargir vos lectures, vos champs d’investigation ?

Voilà, exactement, on était tous et toutes plus ou moins intéressé·es à des champs de lutte différents, qu’ils aillent du militantisme autour de l’écologie jusqu’au féminisme, au droit des LGBTQIA, à des militantismes plus politiques. L’idée, c’était un moyen, pour nous de manière personnelle, de s’intéresser plus en profondeur à ces luttes-là qu’on suivait un peu médiatiquement, et effectivement d’élargir le champ des investigations du média pour qu’il devienne aussi plus riche, qu’il ait plus de choses à proposer, et qu’il puisse servir de pont entre tous ces secteurs militants. Voilà, l’idée c’était de leur offrir une vitrine, un espace d’expression où on respecte leur parole. En fait, la démarche s’est beaucoup construite sur une critique des médias locaux, de la presse régionale, mais aussi de ce qu’on appelle les mass-médias et de ce qu’ils offraient au militantisme. On s’est rendu compte que, très souvent en fait, la parole des militant.es était complètement tronquée ou réduites à des lieux communs, à des stéréotypes, et que du coup, les sphères militantes avaient beaucoup de mal à se retrouver en fait dans les contenus qui était produits, proposés par les mass-médias ou les médias quotidiens. Voilà, on a voulu prendre le contrepied de ce journalisme-là, et offrir quelque chose de novateur, de nouveau, avec un nouveau point de vue, en fait, sur les luttes qu’on suit. Essayer de se mettre à la place aussi au maximum des gens qui les portent. C’était un peu leur permettre tout ça, et s’inscrire au cœur de tout ce qui se fait en matière militante.

On va revenir après sur la question des médias. Mais d’abord, sur la question du parcours individuel, de ce que tu vois, est-ce que tu dirais que chaque individu vient à militer par une porte, par un milieu, par une cause, et ensuite a aussi besoin d’élargir sa façon de voir le monde par d’autres luttes, et de s’alimenter de ce qui se fait à côté ?

Il y a des gens qui naissent, qui grandissent, qui ont baigné, en fait, dans les sphères militantes, qui sont tout de suite en rentrant dans l’âge… même adolescents, et a fortiori adultes, qui sont très à l’aise en fait, avec la diversité qui existe dans les luttes militantes. Après, je crois que pour le gros de la population, on passe d’un schéma de vie qui est un peu dans les clous et qui éventuellement va tout d’un coup s’ouvrir, et effectivement, de manière générale, ça va passer par une lutte, un thème, une problématique. Après, je crois que c’est aussi important de s’ouvrir à ce qui se fait de manière générale dans les luttes, de manière plus globale, que c’est important de manière générale dans la vie de s’ouvrir à la diversité, à la richesse du monde, à toute échelle d’ailleurs, que ce soit à l’échelle locale ou à l’échelle globale. Plus on s’ouvre à ce qui existe, à ce qui fait partie et qui compose le réel, et plus on dispose d’outils, d’expériences, de liens humains aussi. Oui, cette démarche s’inscrivait vraiment dans cette idée-là, quoi, faire du lien, de s’ouvrir à ce qui se fait ailleurs, de comprendre, de voir, de rendre compte, et de mettre en lien avec effectivement la lutte dont nous on provenait, le terreau qui nous a fait naître, qui était celui des Gilets jaunes.

Est-ce que fonder un média indépendant s’inscrit aussi dans une logique de construction d’alternatives irréconciliables d’avec les médias disons classiques ? Tu parlais de médias locaux, tout à l’heure, tu parlais aussi de mass-médias. Est-ce qu’on part de ce constat-là que ces médias ne sont pas réformables de l’intérieur et que donc il faut qu’on parte sur de nouvelles bases ?

Il faut partir d’un constat critique, effectivement, sur ce que proposent les médias qu’on appelle classiques aujourd’hui, mais je crois de tout temps. Aujourd’hui, on est dans un schéma où il y a une concentration des médias donc, qui sont les principaux vecteurs de la transmission de l’information auprès de la société. On a une concentration de ces moyens-là, qui sont des moyens techniques entre les mains de ce qu’on pourrait appeler une caste quelque part, en tout cas d’une catégorie de la population qui est extrêmement restreinte, ultra-minoritaire, et qui a des intérêts, qui peuvent être multiples, qui peuvent être relatifs à une forme de propagande idéologique, ou à des objectifs financiers, comme la multiplication du profit. En général, c’est un peu toutes ces logiques-là qui sont combinées. Et qui va faire basculer, en fait, ce qui à la base, est un moyen technique, qui représente en fait un contre-pouvoir démocratique dans nos sociétés dans une logique qui est, on pourrait dire capitaliste, et qui contourne en fait, ce principe de représenter un contre-pouvoir. On va avoir des intérêts d’argent qui sont en jeu donc faire effectivement du profit, de réduire les coûts pour augmenter les marges qui régissent le fonctionnement de ces médias-là.

Médias français : qui possède quoi ? (crédits : Le Monde diplomatique et Acrimed, décembre 2020).

Mais aussi du coup, sur le versant idéologique, c’est de propager une certaine vision du monde, en fait. Le problème de ces médias dits classiques, c’est qu’ils s’appuient sur une légitimité qui est autre, qui était celle de représenter ces contre-pouvoirs, de représenter une pluralité, et qui se revendiquent, se prétendent d’une forme de neutralité journalistique en fait. Ce qui est un énorme problème, en fait. Parce que quand on analyse les discours qui sont majoritairement tenus aujourd’hui, par exemple, sur les chaînes d’information en continu, on décèle clairement qu’il y a un fondement idéologique, néolibéral très fort. Qui ne se revendique pas comme tel, mais qui est distillé en permanence, à la fois à travers le choix des sujets mais aussi à travers la façon dont ils sont traités. Donc monter un média indépendant, c’est se monter contre cette logique qui… je ne sais pas si elle est irrémédiable, mais en tout cas, elle l’est tant que les médias n’appartiennent pas à nouveau aux citoyens, ou en tout cas à une majorité de citoyens, citoyennes, tant qu’ils ne font pas partie d’un bien commun, et tant qu’ils sont là soit pour générer de l’argent soit pour véhiculer de la propagande purement idéologique, je pense qu’effectivement il y a besoin de médias indépendants qui assument des points de vue qui sont autres, qui sont notamment vraiment à la dimension de la population générale, en fait, qui assument quand il y a des fondements idéologiques qui les travaillent, qui travaillent à travers eux, qui assument de porter les idées qu’ils portent, et les points de vue qu’ils ont, quoi, quitte à cela ne plaise pas à tout le monde, quitte à ce que leur échelle de diffusion reste restreinte, mais où, en tout cas, les personnes qui les lisent peuvent choisir de s’identifier à eux, tout en sachant qu’ils ne seront pas dans cette logique qui visent à les tromper, qui visent à soutenir un certain système.

Tout en faisant croire qu’on est neutre, soutenir un système mais en disant “on est neutre”, c’est l’un des pièges.

Oui, c’est ça. Après, au sein même des mass-médias, il y a tout un tas de journalistes qui font leur boulot très bien, qui ne sont pas là pour nécessairement travestir la réalité. Mais je crois qu’ils sont pris dans une logique d’entreprise, où ils sont salariés de ces forces-là, qui les financent, qui leur versent leurs salaires, qui leur donnent des ordres aussi, qui les dirigent vers des sujets. Ils sont pris dans ce rythme-là de production qui fait qu’ils n’auront pas forcément le temps de traiter les sujets en profondeur, malgré toute la bonne volonté qu’ils auraient de le faire. Parce qu’on le voit bien, dans le militantisme, quand on traite ce qui relève de sphère humaine, qui est extrêmement complexe, vaste, il faut du temps pour nouer les relations, pour comprendre les différents points de vue, pour les mettre en balance, comprendre ce qui se cache, qu’on ne voit pas forcément dans la superficialité. Ça, c’est quelque chose qui ne peut pas être retranscrit dans les médias classiques, à cause de cet impératif de production qui est quotidienne, dictée par une question de profit, derrière, de rentabilité aussi.

Est-ce que, selon toi, cette logique – de construction d’alternatives – doit aussi se concrétiser dans les autres champs de la vie sociale – la culture, l’art, l’éducation, l’agriculture, l’énergie, la production ?

Aujourd’hui, il me parait évident que la société repose sur un appareil d’État qui agit un peu comme un moule, comme un conditionnement sur nous tous et toutes. Je pense que ça touche vraiment tout le monde, et on ne peut pas y échapper. Il y a eu une transformation avec l’accélération néolibérale après les années 80, là où avant les années 80, il y avait énormément d’initiatives indépendantes, y compris industrielles, agricoles, au niveau de la culture, de l’art, de l’éducation, effectivement. Il y avait encore une échelle humaine, en fait, dans dans ces initiatives-là, dans ces entreprises. On est passé dans un monde où il y a une centralisation économique, culturelle, politique. En gros, c’est un peu comme toutes ces entités-là s’étaient bouffées entre elles, pour étirer la pyramide, en fait, toujours plus haut et vers un sommet très très restreint. Au niveau économique, par exemple, c’est l’échelle des multinationales aujourd’hui qui va parler de ça, quoi, qui deviennent des entreprises qui emploient des centaines de milliers de personnes à l’échelle de la planète. Je pense qu’on a… en tout cas dans le monde occidental, c’est pas forcément pareil partout, mais dans les démocraties représentatives occidentales, la population a perdu quelque chose, en fait. Elle a perdu un moyen d’agir, de s’inclure, elle se retrouve face à des mastodontes qui ont un peu pignon sur rue sur tout. Du coup, je pense qu’effectivement ce genre d’initiatives indépendantes qui se mettent volontairement complètement en dehors des flux financiers, des flux économiques qui régissent de manière générale, le monde – ce qu’on appelle les alternatives en fait tout simplement – sont indispensables, en fait, parce que c’est précisément ces initiatives qui permettent l’expérimentation, qui permettent de réfléchir, de prendre le temps de réfléchir à comment mettre en place un monde nouveau. Aujourd’hui où on parle beaucoup de l’ancien monde, du nouveau monde, d’un effondrement possible de l’ancien monde. Je pense qu’en aucun cas ça ne peut venir des forces majoritaires comme ça qui… pas “majoritaires” au niveau du nombre, mais au niveau de leurs moyens d’action, de leur puissance d’action. Ça ne fait pas partie de leur logique, il y a une logique capitaliste, de profit, d’exploitation des ressources de la nature comme des ressources humaines, dont on ne pas leur faire confiance pour sortir. Du coup, multiplier les initiatives indépendantes, en fait, c’est permettre des expérimentations nécessaires et vitales, pour demain, pour un effondrement éventuel, mais aussi dans une perspective de lutte pour lutter contre ce modèle-là, un peu pantagruélique, et tâcher de précipiter son effondrement ou de le provoquer.

Je te propose d’écouter la réponse de la journaliste Jade Lindgaard à une question du site Reporterre.net, dans une interview qui portait plus généralement sur la place de l’écologie dans les médias et le rôle du, de la journaliste. Merci à Gab pour la lecture de la réponse à la question suivante : En informant sur ces mouvements, vous considérez-vous comme une actrice du changement ?

« Un journaliste doit être dans une distance critique vis-à-vis des faits et des propos qu’il recueille. C’est la base. Mais ce rapport critique ne signifie pas tenir une position intermédiaire entre deux points de vue contradictoires.

Les mouvements altermondialistes utilisaient le savoir pour critiquer un ordre économique et financier. Ils disaient : « On n’est pas simplement des citoyens en colère, on en sait autant que vous. » En tant que journaliste, ça t’oblige à bouger en te disant qu’effectivement, il faut arrêter de hiérarchiser les sources entre ceux qui sauraient et ceux qui agiraient. Cela ne veut pas dire qu’un paysan connaît mieux le climat qu’un climatologue. Mais il n’y a pas de hiérarchie entre leurs savoirs. Cela implique de traiter avec autant de respect un jeune de la Zad qui connaît bien son territoire et sait pourquoi il le défend, que le président du département qui fait la démonstration par A + B de la nécessité de réaliser un aéroport pour créer de l’emploi.

Casser cette hiérarchie des sources qui peut exister dans une manière plus conventionnelle de faire du journalisme m’oblige assez naturellement à m’interroger sur ma position. Je conteste un cadre général d’interprétation qui priorise la création d’emplois et la croissance économique au détriment de la préservation d’une zone humide. Cela me met dans une position d’engagement. Assez rapidement, on m’a renvoyé l’image d’une journaliste engagée, d’une « journaliste militante ». Il faut être sincère dans ses intentions : quand j’écris, j’essaie de convaincre mes lecteurs qu’il faut s’engager pour changer les choses. C’est une position militante que j’assume. La colère et l’indignation nourrissent profondément mon travail de reportage et d’enquête. Une forme de journalisme de transformation sociale me paraît vitale. C’est dans ce sens que des journalistes peuvent jouer un rôle dans un mouvement de lutte écologiste. Les journalistes et aujourd’hui les blogueurs et youtubeurs font partie intégrante des mouvements sociaux. »

Jade Lindgaard, interviewée par Reporterre, mai 2019.

Je suis tout à fait d’accord, déjà, avec le positionnement qu’elle exprime. Je pense que ça met en lumière un fait qui jusque-là avait cours de manière générale dans les médias : on revient sur cette histoire de journalisme qui se veut neutre, mais en fait le choix des sources de ce journalisme-là, en fait, reflète souvent une confiance aveugle dans l’institutionnelle, dans la parole qui viendrait d’en haut, et effectivement ça crée une hiérarchisation des sources entre des figures qui seraient considérées comme respectables et légitimes, et d’autres qui le seraient moins. Donc c’est déjà un problème au sein de cette prétendue neutralité. En fait, si cette neutralité peut être parfois respectée, elle oblige le journaliste à rester en superficialité des sujets. On ne peut pas faire un journalisme qui va aller au fond de la parole de chacun des acteurs qui est concerné, parce que très souvent en fait justement, ces paroles sont complètement antagonistes. Ça créerait une sorte de chaos, en fait. Quand on fait du journalisme, on sait, on prend conscience de l’intérieur qu’en fait, on transforme le réel en une version informative. On sait qu’il y a toujours cette transformation qu’on ne peut pas retranscrire la réalité dans son entièreté. C’est humainement pas possible, on rate forcément des choses, en fait. Il s’agit d’assumer que dans sa pratique journalistique, il y a un aspect militant dans la retranscription du réel. Comme elle dit, son journalisme se nourrit beaucoup de colère et d’indignation, c’est qu’elle se voit en tant que journaliste pleinement consciente de cette capacité, cette obligation de retranscrire le réel dans une version informative, et que, voilà, l’idée est de s’inclure dans une forme de changement, d’une forme d’évolution qui est juste inhérente à la vie, quoi. La vie change, évolue, s’améliore ou se détériore. Chacun se positionne en fonction de ce flux-là qui passe un peu sous nos mains. Ce qui est remis en question, c’est cette forme de neutralité, qui prétend ne pas se positionner mais qui pourtant effectivement hiérarchise les sources, formule des jugements malgré tout très souvent. Quand elle n’en formule pas, reste donc en superficialité, en fait. La superficialité de la neutralité c’est justement de ne pas exprimer certaines choses qui se passent, ne pas exprimer, au prétexte que, par exemple, le témoignage d’un sujet s’opposerait complètement à la vision officielle, on le tairait complètement, parce qu’on l’estimerait faux. Alors peut-être qu’effectivement il est faux, mais peut-être que la version officielle est fausse aussi. Peut-être qu’en fait dans chaque point de vue il y a une petite part de la vérité, de la réalité, et c’est beaucoup plus un ensemble de points de vue qui forment cette réalité-là

À la Mule, vous avez fait un travail important de documentation sur les violences policières, ou violences d’État, dans le contexte du maintien de l’ordre. Que pourrais-tu nous dire sur ce sujet ? Quelles conclusions en tirerais-tu, aujourd’hui, avec le recul ?

Je crois que la violence policière dans le contexte du maintien de l’ordre, de manière plus générale dans la gestion sociale par l’État, existe depuis des décennies, au sein de la 5e République, en fait de tout temps, y compris dans des époques beaucoup plus reculées. L’État utilise la violence dans sa gestion sociale et dans sa gestion de l’ordre. Les conclusions que j’en tirerais aujourd’hui, c’est qu’on est dans une phase où, effectivement… Il y a un double phénomène, en fait, qui est à la fois l’explosion de l’usage de la violence, et notamment d’un armement de guerre sur la population, là où, par exemple, on avait un 19e siècle de très fortes contestations sociales en France, qui ont été réprimées de manière sanglante. On tirait à balles réelles sur la population, on tuait, il y avait énormément de morts dans chaque répression. On fête les 150 ans de la Commune cette année. C’est un bon exemple de ça, mais ce n’en est qu’un parmi d’autres [La Commune fait référence, en général, à l’insurrection débutée à Paris le 18 mars 1871 et qui s’est terminée par la Semaine sanglante, fin mai 1871. La Commune est encore l’une des références historiques fondamentales pour une grande partie de la gauche aujourd’hui]. À partir du 20e siècle, il y a une espèce de consensus qui se fait entre le pouvoir et la contestation qui désamorce cette violence-là. Le maintien de l’ordre, en gros, en manifestation est délégué aux organisateurs de ces manifestations-là. On a quelque part une chute de la violence dans le maintien de l’ordre. Il y a aussi un développement technologique qui permet des armes qu’on va dire non létales, même si c’est des armes qui peuvent tout à fait tuer, mais qui vont atténuer complètement cette violence-là dans la gestion sociale. Et puis, il y a eu des phases de crise économique où on se rend compte que la misère augmente, que la société se divise, connaît des formes de ségrégation. Ça pourrait être le cas depuis une grosse trentaine d’années, avec les quartiers, les banlieues françaises. Il y a des pans de la population qui ne rentrent plus dans le consensus sociétal qui est proposé par les élites dominantes, dont l’État est un des moyens d’action. Mais en fait, pour faire taire cette contestation-là, on utilise à nouveau la violence. Dans un premier temps dans les banlieues, et puis dans un second temps dans la gestion du militantisme. Avant même les Gilets jaunes, depuis la loi travail en 2016, mais à plus forte raison, donc, depuis les Gilets jaunes. Et je crois que chaque mouvement qui représente un danger pour le pouvoir connait, proportionnellement, une forme de répression qui va se montrer plus ou moins violente. La répétition de ces mouvements-là dans le temps et l’accroissement de l’engagement militant de la population amènent nécessairement à une montée générale et globale de la violence puisqu’elle a beaucoup plus l’occasion de se répéter.

Il y a un deuxième phénomène en parallèle à ça, c’est la multiplication des preuves et qui passe elle aussi par un développement technologique, qui est celui du numérique, de l’usage du smartphone notamment, de la vidéo. Aujourd’hui, on a tous une caméra dans la poche, une caméra en direct puisqu’on peut retransmettre les images en direct au plus grand nombre par les réseaux sociaux. Cette multiplication des preuves valide la multiplication des violences policières dans l’espace public, dans le sens où elle les fait exister aux yeux d’un nombre toujours plus croissant de personnes. À tel point que même les médias ne peuvent plus les taire, et aujourd’hui en font un sujet récurrent – les médias classiques – qui ne peuvent pas s’éloigner non plus trop complètement de la réalité, sans être accusés d’être dans une forme pur et simple de propagande et de mensonge. Cette multiplication des preuves qui viennent de la population-même a créé la manifestation de ce phénomène de violences policières, à travers les banlieues et le mouvement des Gilets jaunes, notamment.

Quel impact ça a sur les gens ? Je crois que les impacts sont multiples. Du point de vue du militantisme, ça a un double impact, qui est à la fois radicalisant, c’est-à-dire qui va amener les personnes impliquées dans le militantisme à remettre en question la vision qu’ils avaient jusque-là de la répression ou de la gestion sociale, donc qui vont se radicaliser un peu dans une logique de rendre coup pour coup, ou de comprendre que dans le rapport de force, le déséquilibre est en faveur de l’État, et qu’il faut sortir des sentiers battus que la loi, le légalisme permet, par exemple, ou que les usages coutumiers acceptés par la société permettent. Et d’aller donc dans une forme plus avant-gardiste, plus radicale des modalités de lutte. Ça peut aussi à l’inverse agir comme un trauma. Là, c’est vraiment la fin du moyen qui est mis en œuvre à travers la violence d’État, qui est, à travers la répression, faire tout bonnement rentrer chez soi, traumatiser, mutiler, éborgner des personnes qui s’engagent, dans le but qu’elles ne participent plus aux luttes où elles sont actives. C’est aussi quelque chose qui fonctionne, qui a un impact réel.

Sur un autre plan qui est celui de la population qui ne serait pas engagée dans ces mouvements militants ou qui ne fait pas partie des quartiers populaires, par exemple, ça a un impact véritable sur la vision du pacte social qui qui a cours dans la société qu’ils habitent. On estime en France de manière générale, jusqu’à il y a quelques années, je pense, que les rapports entre l’État et la population doivent être pacifiques, qu’on n’a pas à se faire tirer dessus, à moins qu’on soit un voyou. Il y a des clauses qui permettent la violence d’État, qui la légitime : la légitime défense pour les policiers, le fait que la personne qui la subit la mérite entre guillemets, ce qui peut comporter plein de biais d’interprétation, de présentation des choses. Le fait qu’on multiplie ces preuves de violences policières dans l’espace public, ou virtuel public, ça change le regard des gens sur la société et sur ce contrat social. Il y a une sensation hyper forte de comprendre soudainement que c’est réel. Il y a des pans de la population qui aujourd’hui malgré tout ça sont encore complètement dans le déni de ces violences policières, ou qui vont trouver un moyen ou un autre de les légitimer. Mais il y a de nombreux pans de la population qui se sont réveillés là-dessus et dans toutes strates et couches sociales qui ont pris conscience de la réalité des violences policières. La violence policière devient évidente quand on l’a vu des dizaines de fois en fait. Elle devient évidente quand on l’a vécu dans sa chair, ou par ses proches, à l’échelle de sa propre vie. Ou même aujourd’hui du coup par le numérique, même à distance en fait. Il y a des gens qui n’ont jamais vécu la moindre violence policière, qui ne vivent pas dans les quartiers, qui ne vont pas en manifestation et qui maintenant, ça fait des dizaines de fois qu’ils ont vu des vidéos violentes, qui montrent que la police est violente, en manifestation ou dans les quartiers, et pour qui ça fait juste sens, c’est une évidence que les violences policières sont réelles. Du coup, documenter ce sujet-là, c’est faire partie de ce flux qui permet de manifester une réalité auprès des autres, et c’est donner des éléments de compréhension et de réflexion sur la société dans laquelle on vit, sur les rapports de force qui la traversent, sur l’organisation de la société, du pouvoir, de la force, de la loi aussi, à la population. C’est donner des clés.


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