Ana : “Nous émanciper de l’État et du capital dans tous les champs de la vie sociale”
On se retrouve avec Ana aujourd’hui ! Ana est anarchiste et militant antifasciste. Il a passé beaucoup de temps à étudier la théorie politique anarchiste et quelques-uns de ses auteurs comme Errico Malatesta ou Murray Bookchin. Et aujourd’hui, il va nous parler du Rojava, la région rebelle autonome du nord de la Syrie, du Chiapas et ses municipalités autonomes dans le sud du Mexique. On va parler de mise en œuvre de l’anarchisme, de création d’une contre-société dès maintenant, de guerre contre l’État. On va aussi demander à Noam Chomsky et Jean Birnbaum de nous éclairer sur ce que les militants et militantes doivent faire aujourd’hui et sur la révolution. Malheureusement, on n’a pas pris le temps de parler d’antifascisme et j’en suis un peu déçu, mais l’épisode est déjà assez conséquent.
Aujourd’hui, on est avec Ana. Et la semaine prochaine, on retrouvera, une fois n’est pas coutume, un chercheur en sociologie, dont les travaux ont porté sur les différentes façons de s’engager dans la vie publique. Ça apporte un éclairage original et c’est passionnant.
Vous écoutez l’épisode 4 du podcast rue des bons-enfants, c’est parti !
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Salut Ana ! Comment ça va ?
Salut Sam ! Écoute, ça va très bien, je suis content d’être là pour faire ce petit entretien.
Oui moi aussi, je suis content d’être là. Bienvenue dans ce podcast, rue des bons-enfants ! On s’est rencontrés en manif. Tu nous as parlé de ton site internet, anarchiv.ist, qui est une librairie anarchiste en ligne. On a souvent pu échanger sur nos pratiques militantes : “qu’est-ce qu’on fait, comment, si on fait ci ou ça quelles conséquences, etc.” Et puis on a échangé, dès les débuts de ce projet de podcast, aussi bien sur le fond que la forme. Tout ça mis bout à bout fait que j’ai eu envie d’échanger avec toi, et je te remercie d’avoir accepté. Première question : est-ce que tu pourrais te présenter ?
Je m’appelle Ana, j’ai 27 ans. Je vais peut-être le préciser tout de suite : je suis non-binaire. Pour ceux que ça intéresse, je vous invite à aller vous renseigner sur ce que c’est. On verra un peu plus tard dans l’entretien que ça peut avoir son importance comme détail. À part ça, aujourd’hui, je suis un habitué de la précarité et du chômage. Avant ça, j’ai eu un parcours scolaire assez classique, j’ai fait des études supérieures dans une grande ville dans une filière qui était la publicité. Je ne me destinais pas particulièrement au militantisme à la base, bien que je vienne d’une famille plutôt de gauche, mais pas forcément très engagée. Pendant mes études de publicité, en fait, j’ai quand même été, on va dire présenté à de nouveaux concepts qui m’ont fait pas mal réfléchir parce que voilà j’ai toujours bien aimé réfléchir au monde qui m’entoure. En plus de ça, j’avais un job particulier pour lequel je me formais dans le monde de la pub qui s’appelle planneur stratégique (sic), et qui consiste à essayer de comprendre les grandes tendances sociales, culturelles, économiques dans la société afin de pouvoir conseiller les entreprises sur leur communication et leur stratégie de développement. Donc c’était un job qui consistait en gros à faire le service après-vente du capitalisme, à le rendre plus sexy à une époque où il est de plus en plus critiqué. J’ai fait ces trois ans de formation puis j’ai travaillé dans une grande agence de publicité, et ça m’a totalement vacciné. J’avais vraiment l’impression de travailler dans quelque chose qui allait contre mes valeurs, mais vraiment à l’opposé, quoi. Cela a été aussi une période qui a coïncidé avec certains problèmes de santé mentale : c’est une époque où j’ai développé de l’anxiété sociale, de manière assez aigüe, et notamment au travail. Ça n’a pas été évident et au bout de six mois, j’ai décidé de complètement quitter ce milieu-là, après avoir quand même eu beaucoup d’heures qui ne servaient à rien dans cette agence où on ne me donnait quasiment rien à faire. Du coup, j’ai profité de ça pour lire énormément d’articles et de livres sur la politique, un peu en général. Ça a été vraiment une période de politisation accélérée pour moi, parce que je n’y connaissais quand même pas grand-chose avant. Ça m’a amené à m’intéresser un peu à la politique, mais pas forcément dans le sens de la politique politicienne avec les élections, tout ça. Ce qui m’a d’abord amené à m’intéresser à la politique, cela a d’abord été les questions de changement climatique, comme beaucoup de gens je pense. Et très vite, quasiment dans le même mouvement, les questions sociales, évidemment, parce que j’ai tout de suite compris que les deux étaient liées, et qu’on ne pourrait pas les dissocier. Pendant longtemps, mon approche de la politique et du militantisme était uniquement théorique. Je passais beaucoup de temps à lire, à écouter des conférences, à regarder des vidéos, des films, documentaires, etc. me renseigner un peu sur l’histoire de telle ou telle lutte. Parce que j’avais envie de comprendre et comment dire… avant de me lancer, d’avoir suffisamment de billes pour me sentir…
À l’aise ?
À l’aise, voilà. Et puis même légitime, d’une certaine manière, même si maintenant je suis un peu revenu de cette idée de légitimé pour s’exprimer. Mais en tout cas, à l’époque, c’était un peu comme ça que je le voyais. Après quelques mois, voire années à chercher à militer mais à ne pas pouvoir, pour des questions, encore une fois, d’anxiété sociale, et aussi, on ne va pas se mentir, de la qualité des organisations qui étaient disponibles, là où j’étais, voilà cela a été mon parcours militant jusqu’à il y a deux ans. Depuis, je me suis reposé dans une ville moyenne où j’ai trouvé une organisation antifasciste, dans laquelle je me retrouve beaucoup plus que ce que j’avais pu faire avant. En plus de ça, j’ai eu aussi un accompagnement psychologique pour mon anxiété sociale, ce qui m’a permis de remettre un pied dans la pratique directement. C’est tout simplement là où j’en suis aujourd’hui, même si là, on parle de tout ce qui est organisation avec des camarades. Mais quand j’étais seul dans mon coin je travaillais quand même en tant que militant : comme tu l’as évoqué, j’ai écrit un site qui permet de diffuser des livres en PDF, qui traite notamment d’anarchisme et d’antifascisme, un peu d’écologie aussi. Je considère quand même que c’est du travail militant, même si c’est un truc que j’ai fait tout seul dans mon coin. À cette époque où j’avais pas les capacités sociales de rencontrer des gens et de travailler avec qui que ce soit, ça me permettait de me sentir utile dans la lutte, qui me semblait importante
Ce n’était pas uniquement pour te former, toi, mais aussi pour pouvoir partager par un biais où tu te sentais à l’aise.
Exactement. C’est aussi quelque chose qui est très personnel chez moi, mais, pour apprendre, j’ai besoin d’expliquer aux autres. Donc je lis beaucoup de choses, ensuite, j’essaie de restituer ce que j’ai compris et c’est comme ça que ça rentre dans ma tête. En plus, ça peut permettre de créer des discussions avec les gens avec qui j’en parle, et de repousser vers le haut la qualité de nos analyses.
Par rapport à ton rapport au travail, tu dis qu’en ce moment tu es au chômage, est-ce que finalement c’est plus un concours de circonstances ou ça fait aussi partie de conséquences de ton cheminement politique ?
C’est une bonne question… J’ai envie de dire un peu des deux. Parce qu’il y a une très grande part de moi qui refuse le travail… peut-être parce que j’ai eu des mauvaises expériences en tant que salarié, peut-être parce que le salariat en tant que tel… me révulse, vraiment, il y a un peu de ça aussi. Mais il y a aussi une question de… ma santé mentale m’empêche aussi de travailler. Même si, dans l’idéal, j’aimerais pouvoir travailler un minimum, en tout cas, travailler un minimum, pour quelqu’un d’autre, sous les ordres de quelqu’un d’autre, le truc c’est que j’ai du mal à trouver du travail. Il faut quand même que je mange, j’aimerais bien pouvoir avoir un appart à moi, ne pas devoir me reposer sur mes proches. Oui, je n’ai pas envie de travailler, mais en même temps, j’y suis obligé et j’ai du mal à trouver quelque chose que, juste, je peux supporter.
C’est en partie lié à la forme que l’emploi, que le salariat, prend aujourd’hui, et au fait que cela s’inscrit dans une logique de mise à profit de la force de travail pour le capital.
Tout à fait. À partir du moment où tu es politisé et que tu comprends ce qu’est le rapport capital-travail, et que ce que tu fais, c’est travailler pour quelqu’un d’autre, qui s’en fout de toi, qui la plupart du temps te méprise qui est là pour faire de l’argent sur ton dos. Toi, tu es remplaçable. Il y a une époque où l’exploitation était visible. Mais en plus de ça, maintenant, on te demande de sourire en étant exploité et en plus de remercier le patron de nous donner cette superbe opportunité que d’avoir ce CDD dégueulasse sous-payé. Cela découle aussi du chômage de masse, parce que le patronat se sent encore plus en capacité d’imposer sa volonté au travailleur. Et puis, je n’ai pas l’impression qu’on aille dans le bon sens avec toutes les réformes qui arrivent, notamment de l’assurance chômage. Je pense que tant qu’on reste dans l’idée que les gens qui nous dirigent cherchent à résoudre les problèmes mais s’y prennent mal, on se trompe, en fait. Il faut prendre conscience qu’ils nous mènent une guerre de classes, contre nous, qui est une véritable guerre. Il faut véritablement en prendre conscience. C’est quelque chose qu’on abordera peut-être plus tard, mais dans les pratiques militantes, la plupart du temps, on est dans la démonstration, dans la performance, en fait. On joue à la lutte. On joue à la guerre contre l’État et contre le capital. Mais ça reste un jeu, en fait. J’ai l’impression qu’on n’a pas forcément suffisamment conscience que c’est une véritable guerre et que eux y mettent les moyens, et que ce n’est pas en faisant des flash-mobs qu’on va transformer quoi que ce soit.
Quand tu dis qu’on est en guerre contre l’État, est-ce que tu veux dire qu’avoir une approche de militantisme qui passe par les élections, qui passe par le lobbying auprès de la sphère politique, ce n’est pas forcément l’approche la plus pertinente ?
Complètement. Je pense que l’énergie que les militants à gauche et à l’extrême gauche mettent dans les campagnes électorales et notamment la campagne présidentielle, c’est du gâchis. Si cette masse de personnes qui sait se mobiliser, qui a des ressources matérielles, logistiques, etc. se mettait à utiliser cette énergie pour s’auto-organiser, pour construire ici et maintenant des espaces libérés de la domination, on irait quand même beaucoup plus vite. On pourrait se confronter à l’État et au capital de manière plus efficace. Aujourd’hui, on en est réduit à leur demander de faire ce qu’on veut. Les dominants ne nous lâcheront rien tant qu’ils n’auront pas peur de nous. C’est bien quelque chose qu’il faut comprendre. Pour l’instant, à part le 1er ou le 8 décembre, je crois, quand les Gilets jaunes ont vraiment fait peur à Macron, mais à part ça… imaginons que les Gilets jaunes aient réussi à rentrer dans l’Élysée, faire dégager Macron, mais bon, l’armée dans les trois jours, était là pour dégager tout le monde, et voilà, le spectacle était fini. Je ne crois pas que l’armée aurait laissé tranquillement… Après, bon, on n’en sait rien, c’est de la politique-fiction. Je n’ai quand même pas l’impression qu’une simple insurrection qui ne serait précédée par aucune préparation serait capable d’aboutir. Parce qu’on en viendrait directement à reprendre les institutions telles qu’elles existent. Et pas essayer de vivre dans des structures qui ne reproduisent pas les mêmes résultats que l’État, que le capital. Il nous faut des institutions où la démocratie directe est la règle partout, que ce soit pour le travail, pour la consommation, pour la production.
Tu me disais avant l’enregistrement, qu’en même temps que la lutte contre l’État, et c’est ce que tu viens en partie de développer, il faut aussi qu’on ait une logique de développement d’une contre-société, d’une culture qui nous corresponde mieux ?
C’est ça. Si on observe la civilisation occidentale et toutes ses caractéristiques aujourd’hui, c’est-à-dire différents systèmes de domination : la suprématie blanche, le patriarcat, l’État, le capitalisme et d’autres qu’on pourrait citer… l’hétéronormativité notamment. Le problème, c’est qu’on n’a pas d’espaces qui nous permettent de vivre directement, ici et maintenant, ce qu’on aimerait pouvoir voir advenir comme société. Je pense effectivement qu’on a besoin de construire des contre-institutions qui incarnent le monde qu’on veut vivre. Donc non seulement c’est une réponse stratégique au fait qu’on se bat contre des choses, contre des structures qui sont basées sur la verticalité, qui sont très hiérarchiques, très rigides, etc. en fait, la fluidité la plus petite taille, etc. d’un collectif auto-organisé, ce n’est pas juste une réponse qui viendrait en opposition à ce que fait l’État centralisé. C’est aussi parce qu’on considère que c’est comme ça qu’on va construire une société qui sera basée sur les valeurs qu’on veut, c’est-à-dire le partage… Tout simplement une société communiste, quoi.
Cela passe par des initiatives multiples, de petite taille, qu’elles concernent l’éducation, la culture, l’agriculture. Quand tu parles de contre-institution, tu ne parles pas simplement de structure politique ou d’organisation sociale.
C’est ça, exactement. Je pense effectivement qu’on a besoin d’organisations politiques qui sont là pour faire de la propagande, de l’analyse, etc. pour produire éventuellement de la théorie politique et de la propagande qui permettent de diffuser cette vision. Mais à côté de ça, on a surtout et avant tout besoin de répondre à nos besoins fondamentaux. On doit pouvoir s’émanciper, s’autonomiser de l’État et du capital dans tous les champs de la vie sociale. On devrait pouvoir construire des contre-institutions dans lesquelles on va pouvoir se nourrir, faire garder les gosses, s’éduquer, construire les habitations dont on a besoin. Ça ne doit pas être fait de manière isolée, comme dans les années 70 où tu avais l’exode urbain, les bobos qui allaient se mettre dans des petites communes, qui essayaient de faire vivre leur anarchie, à 10, 15, 20. Ça, c’est totalement illusoire par contre. Si commune anarchiste il doit y avoir, elle doit absolument être mise en réseau, en fédération, en confédération, avec tout un tas d’autres contre-institutions qui vont travailler avec elle. Parce qu’il ne faut pas croire que l’État et le capital vont nous laisser tranquillement faire nos petites contre-institutions, alors que concrètement, notre objectif c’est construire ces contre-institutions qui permettent au prolétariat d’avoir un contre-pouvoir à opposer à l’État et au capital.
Ce que ces personnes pourraient dire, par rapport aux éco-hameaux autonomes, c’est qu’il faut bien commencer quelque part. Même si elles sont incapables, dans un premier temps, de se fédérer, de créer un éco-système plus large, de toute façon, il faut bien commencer quelque part.
Bien sûr. Ce qui compte dans ce début, ce sera de faire hyper attention à la nature des relations sociales qui apparaissent dans ces structures-là. Si tu fais ta petite commune, ton écovillage, et que tu n’as pas directement une volonté de mettre en place, radicalement, les questions de démocratie directe, de consensus, de lutter contre les dominations sexuelles, sexistes, de lutter contre toutes les formes de racisme, etc. si tu n’es pas intransigeant sur ces choses-là, concrètement, c’est en fait laisser se reproduire la société, la civilisation de la domination. Sur ces choses-là, on doit être intransigeant. Certes, on fait son petit truc dans son coin, certes, ça rajoute des contraintes en plus, mais il vaut mieux avancer peut-être un peu plus lentement mais sur le bon chemin, que de speedrun le mauvais chemin.
On va écouter ensemble un extrait d’un livre de Noam Chomsky, “Comprendre le pouvoir”, aux éditions LUX, dont la première édition est parue en 2002, livre qui compile des questions/réponses avec le public lors de conférences. J’en profite pour remercier Gab pour la lecture de l’extrait, voici ce que Chomsky répond aux questions suivantes : “Quelles sont les causes les plus importantes sur lesquelles nous devrions nous concentrer ? Que doivent faire les militants aujourd’hui ?”
« Tout peut être fait, tout, jusqu’à l’élimination de toutes les structures d’autorité et de répression : ce sont des institutions humaines, elles peuvent donc être démantelées. Si vous me demandez ce qui est le plus important aujourd’hui, eh bien vous savez, ce n’est pas le genre de choses que vous décidez comme ça sur le champ, ce sont des décisions que vous prenez au terme de discussions et d’une réflexion sérieuses au sein de groupes comme celui-ci, avec des personnes qui essaient vraiment de provoquer des changements.
Il faut commencer au niveau des gens. On ne peut pas commencer en disant : « Bon, on va renverser les multinationales. » Parce que là tout de suite, c’est tout simplement hors de notre portée. Alors il faut commencer par se dire : « Bon, voilà où on en est le monde, qu’est-ce qu’on peut faire pour commencer ? » Eh bien on peut commencer par des choses qui vont faire mieux comprendre aux gens ce qu’est la véritable source du pouvoir et ce qu’ils peuvent réaliser s’ils se lancent dans l’activisme politique. Une fois qu’on a démêlé le vrai du faux, on monte des organisations. Voilà. On travaille aux choses qui en valent la peine. S’il s’agit de prendre en main votre communauté, faites-le. Si cela signifie gagner plus d’autonomie dans votre travail, faites-le. S’il s’agit d’organiser la solidarité, faites-le. S’il s’agit de s’occuper des sans-abris, faites-le.
En ce qui concerne les affaires quotidiennes, prenez acte du fait que le système pénal vise de plus en plus les pauvres et les minorités, qui sont en train de devenir une population sous occupation militaire. Ça, c’est quelque chose sur quoi on peut agir facilement : il suffit de changer l’opinion publique à ce sujet. Quand on met en place un système pénal civilisé plutôt qu’un autre, brutal et barbare, on ne touche pas au cœur du pouvoir privé. C’est donc un exemple de ce que l’on peut modifier. On peut aussi commencer par faire en sorte que nous arrêtions de torturer les gens dans le tiers monde, que nous arrêtions de tuer des enfants à Cuba, que nous arrêtions les massacres au Timor oriental, que nous fassions prendre conscience aux Américains que les Palestiniens sont des êtres humains, et ainsi de suite. Donc occupons-nous d’abord de ces choses-là.
Pour d’autres, comme ce qui se passe au niveau de l’économie internationale, le terrain est beaucoup plus risqué parce que là, des intérêts cruciaux pour des institutions autoritaires sont en jeu. À ce stade‑là, vous devrez – comme nous le devrons tous à un moment ou l’autre – vous rendre à l’évidence que l’institution la plus totalitaire de l’histoire de l’homme – ou presque – c’est probablement une multinationale : c’est une institution gérée par un pouvoir central dans laquelle le schéma de l’autorité suit un ordre rigoureux du haut vers le bas. Le contrôle est aux mains des propriétaires et des investisseurs ; si vous êtes à l’intérieur de l’organisation, vous recevez des ordres du niveau supérieur et vous les faites suivre vers le niveau inférieur ; si vous êtes à l’extérieur il n’existe qu’un faible contrôle populaire qui, de fait, s’érode très vite.
(…)
Donc pour répondre à votre question de savoir ce qu’il y a à faire : si un être humain sain d’esprit observe le monde, je ne pense pas qu’il puisse ne pas trouver matière à action. Faites un tour dans les rues, vous trouverez énormément de choses à faire. Alors vous vous y mettrez. Mais vous ne serez pas capable de vous en occuper seul. Si vous allez faire un tour dans la rue et dites « Voilà ce qu’il faut faire », rien ne va se produire. D’un autre côté, si les gens s’organisent suffisamment pour agir ensemble, alors oui, là vous pourrez réaliser des choses. Et il n’y a aucune limite particulière à ce que nous pouvons réussir. C’est pour cela qu’il n’y a plus d’esclavage. »
Noam Chomsky, “Comprendre le pouvoir”
Je suis assez d’accord avec tout ce qui a été dit. Après, j’ai quand même cette impression que ça fait un peu “poulet sans tête”. Il n’y a pas, j’ai l’impression, de ligne directrice dans ce qui est dit, c’est un peu “regardez autour de vous, vous trouverez des choses à faire”. Clairement sur ça, il a raison : il y a vraiment du travail à faire. Après, il y aurait peut-être plusieurs nuances à apporter. Déjà, une chose importante : c’est aux personnes qui sont concernés par les luttes de les mener. Parce qu’il y a souvent cette tendance chez l’homme cis blanc, 40 ans, plutôt classe moyenne supérieure, qui dès lors qu’il est militant, se croit légitime à parler à la place de tout le monde, de prendre de la place dans les luttes des femmes, dans les luttes des personnes racisées, etc. Donc c’est un truc qui me semble essentiel de dire : tout est possible mais concentre-toi peut-être sur les choses qui te touchent personnellement. Non seulement parce que tu auras certainement plus d’énergie à y accorder parce que ça te touche personnellement, que c’est quelque chose dont tu as besoin, et qui n’est pas là juste pour te faire gagner du crédit social. Ça c’est une première chose. Deuxième chose : on peut revenir à cette histoire de la stratégie des contre-pouvoirs, qui permettrait de donner une ligne directrice. Pas forcément un plan à suivre à la lettre, mais une ligne directrice, c’est-à-dire que chacun dans son coin, chacun avec son petit groupe de potes militants, militantes, peut prendre des initiatives qui s’inscrivent dans un cadre commun qui serait cette stratégie de construire un contre-pouvoir, qui à terme nous permettrait de nous confronter directement avec l’État et le capital. Et, effectivement, ça peut passer par des choses toutes petites au départ : ça peut être juste une assemblée populaire de quartier, un syndicat dans une entreprise, une coopérative agricole, une coopérative de logement, ça peut être vraiment tout un tas de choses. Ce qui compte, c’est que dans chacune de ces institutions, on ait, encore une fois, un mode de fonctionnement en démocratie directe. Effectivement, il y a énormément de travail à faire, il suffit de regarder autour de chez soi, il n’y a pas besoin d’aller voir à l’autre bout du monde pour trouver de la misère ou des choses comme ça. On en trouve chez nous, et en plus, en France, on est quand même sur une pente particulièrement flippante, pour l’avenir du pays et pas seulement. En tout cas, il y a peu de motifs d’espoir aujourd’hui en France. Commençons déjà par ici et essayer de trouver des moyens de retrouver de l’autonomie et de transformer un peu la vie.
Dans son propos, il différencie deux choses : un militantisme qui ne touche pas aux intérêts du capital, et un autre militantisme qui lui touche aux intérêts du capital. Il dit que dans un cas, c’est beaucoup plus facile de s’engager que dans l’autre. Tu es d’accord avec ça ?
Complètement. Déjà parce qu’il y a un préconditionnement psychologique où, très jeune, on nous apprend que la propriété privée est quelque chose à respecter. On ne touche pas aux affaires des autres. Cela a évidemment ses vertus quand il s’agit de propriété d’usage. Mais quand c’est une question de propriété lucrative, on l’a quand même intégré comme étant un truc indépassable. Deuxièmement, les mouvements sociaux qui s’en prennent directement aux intérêts du capital sont réprimés de manière beaucoup plus forte. Donc c’est un pas plus grand que de s’engager dans un militantisme radical qui s’en prendrait directement aux intérêts du capital que dans du militantisme, encore une fois, de la performance, où on va faire un flashmob, pour dire “s’il vous plaît, écoutez-nous, on est sympa, donnez-nous ce qu’on demande.”
Noam Chomsky évoque tout un tas de causes pour lesquelles on pourrait s’engager. Penses-tu qu’il y a des causes plus importantes que d’autres ? On entend souvent dire, par exemple, que la question climatique est la question la plus urgente, la plus importante en ce qu’elle conditionne notre survie. Tu es d’accord avec ça ?
C’est une question sur laquelle j’ai quand même pas mal changé d’avis au fil des années. J’ai commencé à m’intéresser à la politique principalement par ce biais-là, jusqu’à même m’intéresser, pendant un certain temps, à la théorie de l’effondrement, qui est quand même bien à la mode aujourd’hui. Et puis, j’en suis quand même revenu, parce que… c’est pas encore sur la question de la lutte contre le changement climatique qu’on a le plus de personnes qui peuvent ressentir, dans leur chair, le besoin de changer. Quand on parle de racisme et de patriarcat, on a des choses où les femmes subissent dans leur corps la violence du patriarcat, les personnes racisées subissent la violence du suprémacisme blanc en France. On commence tout juste à ressentir les effets du changement climatique. Et je pense qu’on n’en est pas encore au point où ça fait tiquer les gens suffisamment pour qu’ils soient radicaux. Tout le monde reconnaît que l’écologie, c’est important. Mais entre une écologie à la Bruno Le Maire, à la Emmanuel Macron et une écologie sociale, révolutionnaire, on est quand même sur deux choses complètement différentes. Il y en a clairement une qui n’est absolument pas à la hauteur. L’écologie à la Macron, j’irais même jusqu’à dire l’écologie à la Mélenchon, c’est pas suffisant. L’écologie à la Europe Écologie-Les Verts c’est pas suffisant.
Si je pousse ce raisonnement-là, est-ce que tu penses qu’une transformation de nos sociétés en profondeur passe par un processus de type révolution ?
Oui et non… C’est intéressant parce que j’ai trouvé une autre manière de parler du changement social. Il y a le débat : réforme d’un côté, révolution de l’autre. Et les réformistes et les révolutionnaires se mettent sur la gueule. Souvent à raison, d’ailleurs, parce qu’il y a eu quand même historiquement, des trahisons et ce genre de choses bien sympathiques. Mais je trouve que concrètement ce n’est pas vraiment comme ça qu’on peut analyser et décrire ce qui se passe aujourd’hui dans la vie politique et militante. Pour mieux cerner ce qui se joue aujourd’hui, je trouve qu’on peut utiliser un autre cadre que réforme versus révolution, qui serait trois types de méthode de changement social.
La première, que j’appellerais l’apprivoisement, qui cherche à rendre le système actuel plus humain. On aurait dans un deuxième temps l’érosion, qui chercherait à démanteler progressivement le système actuel et à le remplacer par des alternatives et qui aurait quand même une portée révolutionnaire, quand bien même elle ne viserait pas la rupture. Qui est donc la troisième partie : la rupture, c’est essayer de rompre soudainement avec le système actuel. L’idée ne serait pas forcément d’opposer érosion et rupture, parce que ce sont deux choses qui vont complètement ensemble. Pour qu’une rupture arrive, il faut qu’une bonne quantité d’érosion ait été faite sur le système en place. Il ne va pas juste lâcher d’un coup sans raison. Il aura été d’abord bien érodé par des luttes sociales, par le changement climatique qui va peut-être accélérer certaines choses en termes de réaction.
On a effectivement d’un côté des gens qui ne sont là que pour apprivoiser le système. Et encore, pour certains c’est même pas vraiment ça, c’est vraiment juste rendre le système un peu moins dégueulasse. Dans la partie apprivoisement, je mets quand même une très très très grande partie de la gauche. France insoumise incluse, NPA inclus. Leur méthode politique n’est pas de construire ici et maintenant d’autres choses. Ils sont quand même à essayer de faire avec le système, avec le capital, avec l’État notamment. Cette histoire de révolution citoyenne de Mélenchon, pour moi, c’est une arnaque intellectuelle, une escroquerie. Au lieu de se vendre à gauche comme des grands révolutionnaires mais dans les faits, pratiquent l’apprivoisement, on devrait mieux dire explicitement que notre pratique de base en tant que révolutionnaires, c’est finalement l’érosion : chercher à éroder le système actuel en créant justement, encore une fois, ces contre-institutions, ces lieux émancipés du pouvoir de l’État et du capital, et en même temps, faciliter et accueillir la rupture quand elle est possible. Parce que ça reste, pour moi, inévitable au bout d’un moment, de passer par un moment de rupture, effectivement. Je ne parle pas forcément du grand soir mais ça peut se jouer sur un mouvement social particulier qui va être un moment de rupture. Mais il sera forcément précédé par… on le voit, déjà, il se passe beaucoup d’érosion, quand même, même si elle n’est pas du tout organisée, qu’elle a encore aujourd’hui ni queue ni tête, à gauche, mais on arrivera forcément à une rupture à un moment donné. Mais pour ça il faut organiser l’érosion mieux que ça.
Ce que tu viens de dire est une très bonne transition vers un autre extrait, qu’on va écouter ensemble, cette fois du livre de Jacques Ion “S’engager dans une société d’individus”, aux éditions Armand Colin et paru en 2012. Il s’exprime sur l’imbrication entre d’un côté l’insignifiance des actions militantes du quotidien et, d’un autre côté, l’imprévisibilité de la révolution.
« De même que personne ne peut dire que les élections ne servent à rien, personne ne peut dire de n’importe quelle action qu’elle ne sert à rien. Ce n’est que depuis la position de militant politique ou associatif institué, installé dans la pratique gestionnaire ou revendicative que peut se décréter l’inutilité de l’éphémère ou s’émettre des accusations d’égoïsme. Sauf à vouloir sonder les reins et les cœurs, il faut d’ailleurs relever la vanité, pour qui s’intéresse à ce qui peut se passer dans l’espace public, d’une telle qualification. Les motivations peuvent-être très diverses et chacun peut trouver intérêt ou plaisir à s’inscrire dans tel mouvement, à participer à la vie de telle association, à se lancer dans telle entreprise personnelle. Ce qui en revanche peut être affirmé, c’est que nul ne ressort comme avant de n’importe quelle expérience de lutte, qu’elle soit féministe, écologiste ou syndicale. Peuvent s’en trouver changés aussi bien le rapport aux autres que la vision du monde social, et en ce sens toute participation vaut d’une manière ou l’autre politisation.
Quant à la « minceur » de l’action, ou à son caractère trop singulier, nul ne peut a priori en apprécier tous les effets. On sait que certaines actions très isolées peuvent se révéler ex post bien lourdes de conséquences sociales. Jean Birnbaum écrit, à propos de la révolution de jasmin en Tunisie : « Si, avec le recul historique, chaque révolution donne le sentiment d’avoir obéi à une impérieuse nécessité, à l’instant de son déclenchement, elle se déploie toujours sous le signe de l’événement absolue, c’est-à-dire de l’imprévisible à l’état pur. Une heure auparavant, les mots qu’elle a libérés semblaient encore imprononçables, le courage qu’elle déchaîne inconcevable. Tant et si bien que le vrai problème, pour qui s’intéresse à un tel basculement, relève moins du pourquoi que du comment : L’essentiel n’est pas d’énumérer les nombreuses causes « objectives » (économiques, sociales, politiques…) qui auraient rendu la révolution inéluctable, mais de saisir les quelques actions « subjectives » qui ont mis le feu aux poudres. Les femmes et les hommes d’avant-garde, ces héros anonymes dont le geste spontané prépare le terrain à l’insurrection, Kropotkine les nomme d’une très belle formule : « Ce sont les sentinelles perdues qui engagent le combat, bien avant que les masses soient assez excitées pour lever ouvertement le drapeau de l’insurrection […]. Au milieu des plaintes, des causeries, des discussions théoriques, un acte de révolte, individuel ou collectif se produit, résumant les aspirations dominantes », écrit-il. En Tunisie, la sentinelle perdue s’est appelée Mohamed Bouazizi. En s’immolant par le feu publiquement pour protester contre la corruption, la justice et l’humiliation, ce jeune vendeur ambulant a embrasé toute la Tunisie. Sans son geste de désespoir, qui sait ce qui serait advenu ? Avec la tranquille assurance que confèrent les jugements rétrospectifs, révolutionnaires professionnels et prophètes de l’après‑coup tomberont d’accord pour dire que tout cela était écrit d’avance, que la situation sociale était « mûre », que Ben Ali n’avait aucune chance d’en réchapper… Mais à mille lieues d’un tel déterminisme, d’autres se souviendront que tout a commencé par un acte incertain, fragile et solitaire, un cri individuel qui s’est mué en déclaration universelle. »
Jacques Ion, “S’engager dans une société d’individus”
Qu’est-ce que tu en penses ?
Il y a pas mal de choses à répondre à ça… En fait, je suis un peu mis mal à l’aise par cette question, à la fin, de ce jeune homme qui se serait immolé par le feu, qui serait le déclencheur de la révolution en Tunisie. Ça fait quand même un peu appel au martyr. Alors je sais que c’est pas forcément ce qui était entendu par la personne qui a écrit ce texte. Mais voilà, c’était juste cette partie-là qui me met un petit peu mal à l’aise. Après sur le fond, c’est aussi la question : au fond, est-ce que ça se prépare, une révolution, ou est-ce que c’est que de la spontanéité, un peu au hasard ? Ouais, les deux en fait. C’est pour ça que je parlais beaucoup d’érosion avant. Mais il y a de la préparation, que ce soit matérielle et logistique, comme de la préparation dans les esprits des gens. On n’est pas prêts aux mêmes choses que… J’ai l’impression que le quinquennat Macron a poussé les gens à être capable d’une radicalité qui est plus grande qu’avant, quand on était sous Hollande ou Sarkozy. Parce que la violence de sa manière de gouverner est quand même assez importante, et donc il y a une réaction à ça. Maintenant, quand il s’agit de ces quelques individus qui feraient basculer, de par leurs actes un peu fragiles, mais ils sont un peu les premiers, les éclaireurs… Je peux comprendre qu’il y ait un côté un peu fascinant, de dire que ces personnes-là avaient vu avant tout le monde qu’il fallait y aller. Concrètement, c’est surtout des gens qui n’ont pas d’autres moyens, qui sont souvent les plus marginalisés, qui sont souvent en dehors des organisations politiques traditionnels, qui en sont rejetés parce que souvent trop radicaux. Ces personnes qui se retrouvent à être peut-être l’étincelle qui va mettre le feu aux poudres, en réalité, le reste du temps, elles sont encore largement méprisées. C’est un truc qu’on doit vraiment remettre en cause dans le monde militant. Quand je vois, dans certaines manifestations, le service d’ordre de la CGT qui littéralement collabore avec la police pour faire arrêter des camarades, pour moi c’est scandaleux. Ça ne devrait pas exister, et ça fait qu’en plus, les gens n’ont plus confiance dans ce genre d’organisation.
Tu parlais de préparer la révolution. Lutter contre le nucléaire, contre le dérèglement climatique, lutter pour les droits des personnes LGBTI+, venir en aide aux exilé·e·s, affronter à tous les niveaux le fascisme et les fascistes : tout ça peut rentrer dans une conception d’une société transformée en profondeur. Mais est-ce que cela contribue à déclencher ou à préparer une révolution ? Si oui, en quoi ?
Je te dirais que oui. Parce que, encore une fois, on crée des liens sociaux qui sont différents, qui sont basés non plus sur des rapports de compétition, comme l’immense majorité des relations sociales qu’on a aujourd’hui dans le monde. On crée de nouveaux types de relations sociales qui sont basées sur l’entraide, la solidarité, la coopération. Il y a une volonté, souvent, d’autoformation, quand on s’engage dans des groupes politiques, dans des organisations, on se forme, on apprend des choses, on se transforme dans notre compréhension du monde et des autres. On rejoint un peu ce qui a été dit tout à l’heure. Oui, on participe d’ores et déjà à créer une contre-culture, même si elle est souterraine, qu’elle ne se voit pas forcément tout de suite. Elle fait son chemin, de manière rhizomatique, d’individu à individu, et ça se transmet, cette culture de la révolte… qui va peut-être commencer par un petit truc, par, d’abord, une petite manif, lire quelques articles un peu critiques du gouvernement, et puis à force, tu vas t’engager dans une organisation, tu vas peut-être rejoindre un syndicat, tu vas faire grève. Et puis c’est là que tu vas comprendre que, pour améliorer tes conditions de travail ou pour avoir un meilleur salaire, tu ne peux pas lutter tout seul, tu as besoin de t’organiser avec tes collègues et tes camarades et que tu peux même gagner des choses avec eux, quoi.
Tu parlais de construire des sociétés avec une organisation sociopolitique différente mais aussi avec une relation à l’humain et en général différente. Ça a pu prendre forme aujourd’hui, au Rojava et aussi au Chiapas. Est-ce que tu pourrais nous en parler un peu ?
Je ne suis pas un expert de ces deux zones géographiques, mais aujourd’hui, cela fait partie des exemples le plus inspirants, de ce qu’on pourrait faire et étudier, en tant que… peut-être pas révolutionnaires mais en tant que, allez gauchistes radicaux, regarder ce qui se fait au Rojava.
Pour rappel, le Rojava est un territoire dans le nord-est de la Syrie, si je ne dis pas de bêtises, qui est principalement habité par des Kurdes mais il y a aussi différentes ethnies qui vivent là-bas, différentes religions qui vivent dans un modèle de société qui s’appelle le confédéralisme démocratique. L’État, tout simplement, n’existe pas. C’est au niveau de la commune que le centre de gravité du pouvoir politique se trouve. Et chaque poste de pouvoir est séparé en deux : un homme, une femme. Parce que l’un des piliers de la révolution du Rojava a été une approche féministe. En plus de leur approche écologiste qui est fondamentale dans leur projet de société. C’est vraiment à la fois, inspirant, fascinant, ce qu’ils font. Et ce qu’elles font, aussi, parce que les femmes ont eu un rôle majeur à jouer dans cette révolution, notamment au combat face à Daech, parce que c’était sur des territoires en guerre, face au terrorisme et à l’armée syrienne. Ça a été quand même compliqué et c’est encore compliqué aujourd’hui, parce qu’ils subissent l’impérialisme de la Turquie, et même le projet fasciste quasi génocidaire pour les Kurdes d’Erdoğan. C’est très compliqué pour eux, et c’est pour ça que j’insiste aussi sur la question de la confédération. On se doit de créer du lien entre différents… quand des territoires autonomes émergeront comme ça, on ne peut pas les laisser seuls. Il faut que, dans le monde entier, là où les gens sont pour ce genre d’expérimentation politique, qu’on ne les laisse pas seuls. Que ce soit au Rojava ou au Chiapas. Le Rojava date de 2012, 2011 si je ne dis pas de bêtises.
Le Chiapas, ça se passe au Mexique, ça existe depuis 1994. C’est pareil, c’est un territoire autonome qui, pour le coup, a été pris par une insurrection armée, par une milice composée de révolutionnaires et de peuples autochtones, de la zone où ça se passe, je ne connais pas exactement la géographie du Mexique, mais voilà ça s’appelle le Chiapas. Et encore aujourd’hui, il y a de nouvelles communes qui rejoignent le territoire autonome que représente le Chiapas. Là-bas aussi, il y a un mode d’organisation sociale qui est complètement différent, qui est basé sur l’auto-gestion, tout simplement.
Au Rojava, l’organisation politique, plutôt que d’être au niveau de l’État, en revient à une échelle plus petite, et qui correspondrait plus aux besoins des êtres humains ?
Est-ce que c’est une question de besoin des êtres humains de manière universelle ? Je n’en suis pas sûr, je ne sais pas si on peut parler de besoin universel sur ça. Un des éléments importants pour les militants du Rojava et qui découle notamment des écrits du théoricien Abdullah Öcalan, j’espère que je le dis bien. Lui valorise énormément la culture de la vie de village, qu’il oppose à la civilisation occidentale et à la ville urbanisée, qu’il considère comme l’incarnation de l’État. C’est au niveau de la vie de village que le centre de gravité de la décision politique se trouve, avec chaque communauté religieuse qui va avoir des représentants qui se rassemblent pour traiter tous les problèmes liés à la religion. Ils ont des comités d’auto-gestion de tous les champs de la vie. Pour chaque poste à responsabilité, c’est un duo d’un homme et d’une femme, systématiquement. Effectivement, il y a vraiment ce côté local en termes de centre de gravité, mais ça ne doit pas vouloir dire que ce modèle… on n’est pas dans l’anarchie à Rojava, mais on s’en approche quand même pas mal. Il ne faut pas croire pour autant que ce ne serait pas viable à grande échelle. Parce que c’est déjà à grande échelle. En réalité, c’est déjà à très grande échelle. Quand on voit ce dont ils sont capables, avec toute l’adversité qu’ils ont contre eux, contre elles, si on voulait mettre en place un modèle, une organisation socio-économique, politique différente qui serait plus émancipatrice, on pourrait. Il faudrait peut-être qu’on s’adapte, parce que je ne suis pas sûr que le modèle soit transposable immédiatement en Occident, parce qu’il y a une culture différente du Moyen-Orient. On a besoin de ce genre d’inspiration, parce que ça nous rappelle qu’il y a d’autres modes de vie possibles que le capitalisme. J’ai énormément de mal avec l’URSS, mais peut-être le seul vrai point positif que pouvait avoir l’URSS, c’était de rappeler aux gens qu’un autre monde est possible.
Je trouve effectivement que ces deux exemples sont assez inspirants. Et j’invite nos auditeurs·trices à se pencher un peu plus sur la question du Rojava et du Chiapas. D’ailleurs, par rapport au Chiapas, il y a une délégation qui projette de venir en Europe à l’automne 2021, et je pense que ce sera aussi très enrichissant de façon mutuelle. Je te propose qu’on passe à la dernière question : quel conseil ou quel message aimerais-tu donner aux personnes qui nous écoutent et qui ont envie d’agir davantage ?
Oh la la, quelle question… Ça dépend, si vous êtes quelqu’un qui jusque-là, n’a jamais trop été engagé politiquement, ce que je vous conseille déjà, c’est d’essayer de regarder autour de vous, dans votre cercle social, est-ce qu’il y a des gens comme vous qui ont envie de s’engager, et puis de partir de ça. Voir ensemble quels sont les thèmes qui vous intéressent ensemble, quelles sont les problématiques sur lesquelles vous pourriez apporter quelque chose dès maintenant. Et surtout, que vous soyez un néo-militant ou, au contraire, que vous soyez habitué à manifester, à lutter, dans tous les cas, je pense qu’il faut qu’on garde en tête que la nature des relations qu’on a dans nos luttes, et les pratiques qu’on choisit vont toujours déterminer là où on va arriver. Donc rappelez-vous de refuser toute organisation qui n’incarne pas les valeurs qu’elle prétend défendre.
Merci beaucoup pour cet échange. Je rappelle aux personnes qui nous écoutent qu’elles peuvent te retrouver sur la librairie anarchiste en ligne anarchiv.ist et sur ton compte Twitter @anarchivistx. Merci encore !
Merci à toi.