Julie : “Les Gilets jaunes ont rendu visibles les personnes qui n’avaient pas voix au chapitre”

On s’arrête aujourd’hui au numéro 2 de la rue des bons-enfants. Et on y retrouve Julie ! J’ai rencontré Julie en région parisienne, à un rassemblement, un genre de séminaire un peu formel, organisé sur des thématiques environnementales et énergétiques, par des personnes engagées depuis très longtemps et qui ressentaient le besoin d’entendre de nouvelles personnes, d’autres discours et d’autres façons de faire. Et donc Julie était intervenue sur ce sujet : les nouvelles formes de luttes. Et c’est pour cette raison que j’ai eu envie d’échanger avec elle pour ce podcast. Elle s’est d’abord engagée brièvement dans une association de défense des animaux, avant de s’engager plus durablement, d’abord avec les Gilets jaunes à partir de 2018, puis avec plusieurs organisations écologistes.

Dans cet épisode, on a d’abord échangé sur son parcours. On a aussi beaucoup parlé d’alliances entre organisations, en quoi c’est nécessaire et en quoi cela peut poser des difficultés étant donné la diversité des cultures et des pratiques. On a continué sur la mobilisation contre Amazon, à Fournès, dans le Gard, où justement cette stratégie d’alliance contre le géant américain semble bien fonctionner.

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Salut Julie, comment ça va ?

Merci, ben ça va.

Tout d’abord, merci d’avoir accepté mon invitation pour participer à ce podcast, rue des bons‑enfants. L’idée de ce podcast, en quelques mots, c’est d’explorer les questions de militantisme. Et aujourd’hui, on va s’appuyer sur ton parcours, ton vécu, tes réflexions, pour interroger nos pratiques. Ma première question : dans quoi as-tu commencé à t’engager ?

J’ai voulu m’engager à un moment de ma vie, il y a à peu près trois ans. Honnêtement, j’avais plusieurs thématiques, si je peux les appeler comme ça : le féminisme, l’antispécisme, l’écologie. Et sur ma ville, j’ai commencé par me rapprocher d’une organisation antispéciste, qui est L214, qui est très chouette mais qui était déjà structurée et où je sentais que je n’avais pas forcément plus à apporter, où tous les rôles étaient, entre guillemets, déjà pris, et où, à part participer à des actions ponctuelles, ça ne répondait pas à mon envie de faire un petit peu plus dans l’engagement militant. À ce moment-là aussi, c’était le début des Gilets jaunes. Et j’ai commencé à m’engager vraiment avec les Gilets jaunes, et notamment avec la promulgation de la loi anticasseurs, qui m’a beaucoup touchée et qui m’a fait passer le pas et descendre dans la rue.

Finalement, pour quelles raisons t’es-tu engagée ?

Parce que ça faisait déjà de nombreuses années que je voyais autour de moi des choses qui ne me convenaient pas, et et une société qui glissait sur la mauvaise pente. Et j’avais envie de faire quelque chose. Je ne savais pas trop par où commencer. Je ne connaissais pas du tout le milieu militant, je ne viens pas d’une famille où la part militante est importante et où je pouvais avoir des connexions naturellement. Le pourquoi, très concrètement, sur les Gilets jaunes notamment, ça a été la loi anticasseurs, que je considérais comme une atteinte vraiment fondamentale aux libertés, puisqu’on pouvait empêcher des personnes de se rendre à une manifestation sur la base de présupposés. C’est quelque chose qui venait vraiment toucher à la liberté de manifester et de revendiquer.

À partir de quand t’es-tu considérée comme militante ?

Je crois que je me suis considérée comme militante quelques temps plus tard, puisque pendant plusieurs mois, j’ai donc participé à des actions avec L214. J’ai manifesté, avec la peur au ventre sur les samedis de Gilets jaunes. Mais à ce moment-là, je pense que je ne me considérais pas comme militante. Par contre, au bout d’un moment, j’ai commencé à avoir cette sensation de tourner un petit peu en rond les samedis de Gilets Jaunes avec juste un jeu du chat et de la souris avec la police, et ça fait peur. Et donc j’ai commencé à regarder un petit peu ce qui se passait autour. C’était le moment des décrochages de portraits de Macron dans les mairies. J’ai trouvé l’action, la proposition intéressante. Donc je me suis rapprochée du mouvement ANV-COP21. Il y avait une réunion, dans les mêmes locaux où on se trouve en ce moment, de présentation. J’y suis allée, il se trouvait que c’était un moment où il y avait un besoin de renouvellement des personnes qui s’occupent réellement de ce groupe-là, de ce groupe informel sur ma ville. Et je me suis engagée vraiment comme ça. Je considère que je suis militante depuis que je me suis engagée sur ce groupe local.

Donc sur une thématique plus environnementale, écologique, qui n’était pas forcément présente avant, avec les Gilets jaunes ?

Si, elle était aussi présente. Je considère que tu ne peux pas te battre pour des droits sociaux sans être préoccupé par le souci environnemental, sans être préoccupé par le patriarcat, et toutes ces choses sont liées. Ma volonté première quand j’ai voulu m’engager, faire plus et devenir militante entre guillemets, c’était plutôt sur la thématique du féminisme, qui me touche personnellement beaucoup. Il se trouve que, localement, il y avait simplement une antenne d’Oser le féminisme. Donc j’ai commencé à me renseigner sur ce qu’elles proposaient. Je ne me reconnaissais pas du tout dans ce qu’elles proposaient. Il n’y avait rien d’autre à ce moment-là, en tout cas que je connaisse, qui soit accessible au grand public. Et donc j’ai bifurqué côté écologie. Mais ça aurait pu être n’importe quoi, finalement.

Finalement, tes engagements actuels sont plus le fruit de rencontres, d’opportunités, voire de hasard, plutôt que la concrétisation de convictions théoriques ?

Les deux ne sont pas à dissocier, je pense. Je pense que cela se soit concrétisé du côté écologie, du côté social, du côté féminisme, du côté antinucléaire, peu importe. C’est le hasard que ce soit tombé sur ANV-COP21, effectivement. Par contre, dans tous les cas, c’est la réalisation de convictions profondes que j’avais depuis toujours.

Plutôt que d’aller en manifestation, de participer aux réunions, à discutailler avec les uns et les autres sur des sujets politiques, tu ne te dis pas, parfois, que ce serait plus simple de rentrer chez toi ?

C’est une question qui circule beaucoup dans les milieux militants. Oui, on a toutes et tous autre chose à faire de nos weekends, de notre temps libre et de notre semaine et de nos soirées que faire des réunions, que d’organiser des événements. On aimerait bien, je pense, j’aimerais bien profiter un peu plus de la nature, d’aller faire des randonnées, de ne pas me poser des questions. Oui, ça serait plus simple, mais par contre je pense que c’est pas possible, parce que quand tu glisses un doigt dans le milieu militant, tu vas de découverte en découverte, de compréhension en compréhension de certaines mécaniques. Et tu ne peux pas, juste revenir en arrière, un petit peu comme si tu avais avalé la pilule bleue.

Tu appartiens à plusieurs groupements, qui vus de l’extérieur, paraissent très variés. Quelles différences vois-tu au sein de ces groupements, que ce soit en termes de pratiques ou de pensées ?

Au niveau des différences de pensée, finalement, elles ne sont pas si énormes, parce que les groupements auquel j’appartiens, qui sont différentes associations autour du climat, autour de médias locaux et indépendants, que ce soit de groupements féministes, c’est dans tous les cas, des mouvements et des groupes qui sont radicaux. C’est-à-dire qu’ils prennent le problème à la racine. Je n’appartiens à aucun mouvement qui va faire de la peinture entre guillemets sur les convictions. Je considère que les petits pas ne suffiront, ne nous sauveront pas. Je n’ai pas envie d’appartenir à une association, à un mouvement qui fait, par exemple, des ramassages de déchets. C’est très bien que ça existe, c’est très bien que des personnes commencent par là, peut-être. En tout cas, je ne considère pas que ça soit une réponse adaptée à la situation. Finalement, les différents mouvements auxquels j’appartiens cherchent tous à aller au cœur du problème, à la racine, pour enlever la mauvaise plante, depuis la racine. Au niveau de la pensée, finalement c’est pas si différent. Ces mouvements vont dans le même sens. Au niveau de la pratique, c’est différent : ça va être de l’écriture, ça va être de la désobéissance civile, ça va être du plaidoyer auprès d’élu·e·s. Mais finalement, ça vient répondre à une même logique. Donc les pratiques sont différentes, mais finalement je pense aussi que c’est la pluralité de ces pratiques qui peut amener un rapport de force.

Tu as parlé d’écriture, tu veux dire dans un média ?

C’est ça, dans la presse indépendante. Je rédige, de temps à autre, quand je trouve un petit peu de temps des papiers pour un média indépendant.

Tu te dis quoi ? Tu es rentrée là-dedans en te disant “je fais ça pour un objectif donné”. Tu as raisonné comme ça ? Comment t’es-tu lancée là-dedans ?

C’est un peu plus complexe. L’écriture est quelque chose qui m’a toujours plu depuis que je suis toute petite. Par contre, je ne considérais pas être légitime à contribuer à un média. On est plutôt venu me chercher, donc j’ai profité de cette occasion. On m’a accompagnée, on m’a proposé d’écrire un premier papier, puis un deuxième. J’y suis arrivée comme ça, je trouve ça intéressant pour apporter un point de vue qui m’est propre, mais bon c’est pas du tout la vérité.

Pendant la préparation de cet enregistrement, tu m’as parlé de ton cheminement de pensée vis-à-vis des alliances entre groupements : tu m’as d’abord dit penser que rassembler largement était nécessaire, avant de changer d’avis. Est-ce que tu pourrais développer cette idée ?

Alors… je ne sais pas si j’ai changé d’avis, je ne pense pas. Je pense que je me suis plutôt mal exprimé. Je ne crois pas du tout en une méta-convergence des luttes. Je ne pense pas qu’elle soit nécessaire, même. Je pense qu’elle demanderait beaucoup trop d’énergie au milieu militant. Je ne sais pas si ça donnerait un résultat très probant, finalement. Par contre, je pense qu’on doit pouvoir se réunir sur des objectifs précis délimités dans le temps, en fonction d’un objectif, par exemple contre l’implantation d’Amazon, on en parlera après. Mais je ne suis pas sûre qu’il faille une méta-convergence des choses. C’est plutôt dans l’idée de se regrouper pragmatiquement et ponctuellement. Et le reste du temps, finalement, plutôt de savoir cohabiter, entre mouvements.

“Cohabiter”, tu veux dire quoi par là ? Se connaître, d’abord ? Connaître les individus dans les autres groupes ?

Ça, c’est très important. Je donne un exemple complètement bidon, mais on considère que la CGT ne peut pas travailler main dans la main avec l’UCL, l’Union communiste libertaire, parce que ça répond à des logiques complètement différentes. Mais en fait, je pense que localement, si on appartient à un de ces groupes, il ne faut pas se dire “ah non, il est hors de question qu’on fasse quoi que ce soit avec eux”. Il faut rencontrer les individus qu’il y a derrière. La cohabitation sera possible comme ça, dans le sens où, très bêtement, si tu as prévu des événements, sur la journée du 1er mai, si tu connais pas les individus de l’autre côté, peut-être que tu vas faire des actions qui vont s’invisibiliser les unes les autres. Alors que si tu te connais, tu peux juste te mettre d’accord et les faire à des moments différents. C’est dans ce sens-là que j’entends “cohabiter”.

Tu prenais l’exemple de la CGT et l’UCL. Tu veux dire que localement, il y a des liens qui se font sur ces organisations en particulier ?

Non, j’ai pris ces organisations complètement par hasard. Mais par contre, oui, il y a des ponts qui se font localement : on a créé, depuis un an maintenant, un collectif qui s’appelle tout bêtement “Changeons le système pas le climat” et qui réunit en son sein plus d’une trentaine d’organisations, très différentes : il y a des branches de la CGT, il y a l’UCL, ANV-COP21, Alternatiba. Il y a des associations différentes, qui ont une façon de voir la société différente, mais qui arrivent à travailler et à cohabiter ensemble. Je crois que ça marche parce qu’on se connaît, qu’on s’apprécie beaucoup les un·e·s les autres, et qu’on se fait confiance. Sans ça, ça ne marcherait pas.

Au sein de nos groupements, réfléchit-on suffisamment à la question de l’inclusivité ? Si oui, de quelles manières y réfléchit-on et comment la met-on en action ? Je parle du fait de faire rentrer et de s’adresser aux personnes les plus diverses possibles.

Je pense qu’on y réfléchit. Par contre, je pense qu’on n’y arrive pas. On est dans des mouvements qui se veulent inclusifs, qui se veulent antiracistes, féministes, etc. Sur la question du féminisme, je pense qu’on y arrive, en tout cas dans le mouvement dans lequel j’agis. Au niveau, par exemple, de branches de la population différentes, on parle beaucoup des quartiers. Je pense que c’est un peu une obsession dans les mouvements sociaux, écolos, etc. d’inclure les quartiers. Je pense qu’on n’y arrive pas, ou mal. À Paris, je pense que des mouvements comme celui auquel appartient Assa Traoré et les mouvements Alternatiba et ANV-COP21, ont réussi à faire des marches ensemble l’été dernier. C’est important, c’est un beau boulot que ces personnes ont fait ensemble. Je pense qu’on n’y arrive mal. Par exemple, localement, sur le collectif contre la loi “sécurité globale”, on a beaucoup parlé dans les réunions “inclure les quartiers, inclure les quartiers”. Bah finalement on n’a pas réussi. Finalement, on n’a pas réussi à faire se rallier les collectifs contre la loi “sécurité globale” et contre la loi “séparatisme”, parce qu’on a voulu faire une méta-convergence sur la loi “sécurité globale”, en fin de compte. Avec des collectifs très différents à l’intérieur, il y a des collectifs qui se sont opposés  à inclure la lutte contre la loi “séparatisme” à l’intérieur. Là, forcément, tu vas vers un échec.

J’ai l’impression que vous dépensez beaucoup d’énergie dans cette logique de fédérer des organisations. J’ai aussi l’impression que tu dis que c’est très positif. Nous, on fait ça aussi mais j’ai l’impression qu’on perd beaucoup d’énergie dans cette logique de fédérer des groupes.

Comme je disais un petit peu plus tôt, je pense qu’il faut que ce soit fait ponctuellement et pragmatiquement. Par exemple, sur le collectif contre la loi “sécurité globale”, c’était très bien au début de chercher à fédérer sous cette bannière le plus de collectifs et de personnes possibles. Je pense qu’après, il faut arrêter, parce que sinon tu en viens à gaspiller de l’énergie, et je pense qu’après il faut passer plutôt sur une logique de cohabitation.

Penses-tu qu’au sein du mouvement écologiste, il y a des façons de penser et d’agir, des courants, qui ne sont pas compatibles, qui sont irréconciliables ?

Oui, je pense que c’est le cas à l’intérieur des mouvements écolos, je pense que c’est le cas à l’intérieur des mouvements féministes, à l’intérieur des mouvements squat, à l’intérieur de chaque mouvement. Sur l’écologie par exemple, oui il y a des mouvements qui sont irréconciliables, parce que le but n’est pas le même. Par exemple, des organisations comme le Shift Project, comme Jean-Marc Jancovici, qui se disent écolos et qui font se rallier à eux beaucoup de personnes, pour moi on ne peut pas se réconcilier, nous, branche radicale écologiste, avec ces courants-là, puisqu’on ne va pas du tout vers la même société. Donc c’est pas possible. Même localement, il faut admettre que ce ne sera pas possible non plus. Et c’est pas grave, et ne pas dépenser trop d’énergie là-dessus. C’est pareil à l’intérieur des mouvements féministes : à l’intérieur des mouvements féministes, tu as des branches qui vont être intersectionnelles, inclusives, par exemple auprès des femmes trans, etc. qui vont être bien sûr okay avec le fait que chaque personne puisse porter un voile ou pas, si elle en a envie, puisse se promener en tanga si elle en a envie. Et de l’autre côté tu as des branches abolitionnistes, qui veulent en finir avec la prostitution, qui ne veulent pas inclure le mouvement queer, qui ne veulent pas inclure les personnes trans à la lutte féministe. Je pense que ces deux branches-là ne sont pas réconciliables. Et c’est pas grave, il faut peut-être aussi acter, à certains moments, la non-convergence comme un positionnement politique, et ne pas perdre d’énergie à vouloir le faire, et juste à concentrer ton énergie sur des événements, des actions qui te paraissent pertinentes, pour aller vers le mode de société que tu souhaites.

Je te propose qu’on parle ensemble d’une mobilisation qui a pris corps récemment dans la région : la mobilisation contre Amazon. Quel a été le point de départ du mouvement STOP Amazon, dans ta région ?

Alors, sur Fournès, donc, c’est près du Pont du Gard, le projet d’un entrepôt Amazon a été connu, je crois, en janvier 2019. Il a été connu localement par des habitantes et des habitants du petit bled. À ce moment-là, je faisais déjà partie de deux organisations qui se battaient très fort contre l’implantation massive d’Amazon en France. Et donc on a commencé à rentrer en contact tout doucement. Puis il y a eu des groupements Attac qui se sont joints. Et c’est né petit à petit de réunions… dans cette période-là : janvier-été 2019.

Peux-tu nous parler de la mobilisation du 30 janvier dernier, contre le projet d’implantation d’un entrepôt Amazon ? J’ai cru comprendre c’était une mobilisation coordonnée au niveau national ? Quels étaient les objectifs à ce moment-là ?

Localement, on était à un point, en janvier 2021, où différentes personnes, différentes associations avaient porté tous les recours juridiques possibles pour s’opposer à cet entrepôt. Qui ont fonctionné jusqu’à présent, puisque, à l’heure où on se parle [début avril 2021], l’entrepôt devrait être en fonctionnement total et tourner à plein régime. Il se trouve que la première pierre n’a pas été posée. Cela a été efficace sur ce point-là. Et on était à un point où il fallait qu’on visibilise l’implantation localement, et faire connaître, tout simplement. Donc le 30 janvier, ça correspondait à ça, on avait envie que ça réponde à quelque chose de concret, donc on a décidé qu’on planterait des arbres, on en a planté plus d’une centaine. Et c’est pour ça qu’on l’a fait. Alors ce n’était pas coordonnée nationalement. Localement, on a voulu faire ça, et comme on est en réseau avec d’autres collectifs en lutte contre Amazon partout en France, on en a parlé, et d’autres groupements ont décidé de se saisir de cette même date et de faire aussi quelque chose ce jour-là, pour avoir un impact coordonné.

Tu parlais d’une action concrète, notamment planter des arbres. Je l’ai vécu comme une action de communication et pas une action de blocage, c’était voulu ? Par exemple, il y avait sur place une élue d’un conseil municipal assez connue qui était là pour faire un selfie. Après, chaque personne, bien sûr, vient avec ses propres intentions, son propre background, etc.

Ce n’était pas une action de blocage puisqu’il n’y avait rien à bloquer ! Pas de chantier, pas d’activité économique à bloquer. Actuellement, c’est un champ vide. Il y avait des vignes avant, qui ont été arrachées au tout début du projet, donc effectivement, il n’y a rien à bloquer. Tu parlais de cette élue qui venait prendre un selfie sur la mobilisation. Je crois que c’est un truc qu’on ne peut pas éviter. C’est exactement pareil sur une manif. Il y a eu la dernière manif pour avoir une “vraie loi climat”, comme toutes les manifs, tous les élus un peu de gauche, un peu écolos, étaient là, faisaient une photo, une publication Twitter, puis se barraient. On ne peut pas y échapper.

Oui, c’était même pour nous, effectivement, quelque chose de l’ordre de la communication, puisque notre objectif, c’était rallier le plus grand nombre de personnes sur ce lieu, faire connaître ce lieu, faire se rencontrer des militantes et des militants – chose qui est quand même importante en ces temps numériques. Oui, c’était de la communication en un sens, mais on avait envie que ça passe par une action concrète, qui a été de planter des arbres.

Cette journée s’inscrit dans une stratégie de lutte de plus long terme ? Quelle sera la suite des événements ?

Oui, ça s’inscrit complètement dans une stratégie de plus long terme. On l’avait annoncé le 30 janvier : on en train de l’organiser, on a prévu de se retrouver le 29 mai, au même endroit, pour arroser les arbres. Alors, pas d’inquiétude ils ont été arrosés entre-temps. Pour se retrouver, pour réaffirmer notre volonté de nous opposer à Amazon et au béton, sur cette zone et ailleurs aussi, bien sûr.

On a beaucoup parlé avant de travailler ensemble entre groupements. Je pense que sur Fournès, c’est vraiment un exemple assez chouette, dans le sens où ça regroupe… sur le 30 janvier c’était encore plus parlant parce qu’il y avait des élus qui faisaient des selfies, des Gilets jaunes, des mouvements écolos, des syndicats, des habitantes et des habitants qui ne font partie d’aucune formation militante. C’est un bon exemple, même sur le long terme, de cette cohabitation. Que je compare un peu finalement à une coloc, j’ai beaucoup vécu en colocation. En colocation, tu ne fais pas tout ensemble, tu ne fais pas tout avec tes colocs, mais tu fais en sorte que la maison soit agréable. Là c’est un petit peu pareil. On n’a pas exactement les mêmes opinions politiques, militantes, mais c’est pas grave, parce qu’on a un objectif pragmatique, à moyen terme, sur lequel on peut avoir une action ensemble, en créant ce rapport de force.

Tu as trouvé, finalement que les objectifs de cette action ont été atteints ? Finalement, en tant que participant, je suis venu et je suis reparti, je n’ai pas été espanté.

Déjà, je suis désolée que cela ne t’a pas espanté ! (rires) On ne s’attendait clairement pas à autant de gens, vraiment. Pour nous, les objectifs étaient atteints dans le sens où un an en arrière, on était six pelés autour de ce cabanon prêt à la destruction. Un an plus tard, on se retrouve entre 1000 et 1500 personnes. Effectivement, de l’extérieur, j’entends bien qu’on ne puisse pas se rendre compte. De l’intérieur c’est énorme, car c’était une lutte qui n’était absolument pas connue. Et on a réussi à faire venir toutes ces personnes. Il pleuvait, le programme n’a pas était tenu exactement comme on l’aurait voulu, les échanges informels n’ont pas pu être aussi poussés, mais pour nous, en tout cas, les objectifs étaient atteints.

Maintenant que tu me donnes ces éléments de contexte, je comprends mieux. Après, je me suis demandé “Est-ce que les personnes derrière cette action étaient contentes ?”. C’était poussif pour moi. Mais ce n’était pas si important de savoir comment, moi, je l’ai vécu, mais plutôt de savoir si cela rentre dans la stratégie des organisateurs.

On va écouter ensemble un extrait d’un entretien que j’ai eu avec Dominique Malvaud, cheminot, militant syndicaliste. Il s’exprime ici à propos du choix de tactique le plus adéquat.

“Parce que des gens ont pensé que parce qu’un truc, dans un moment donné, une lutte donnée, a fonctionné, ils s’imaginent que c’est une recette et vont la reproduire. Non. Ça peut se reproduire positivement, d’ailleurs, parce que pendant une période, une forme de lutte peut avoir un impact, et donc continuer. Mais au bout d’un moment, l’adversaire a trouvé une parade. Si on continue de répéter ce qui avait marché, ça ne marchera plus.

Regardez le mouvement climat aujourd’hui. Les mobilisations du mouvement climat, depuis la COP21 ont plutôt bien fonctionné, ont attiré plein de jeunes, des mobilisations importantes, etc. On voit bien aujourd’hui que ça commence à s’essouffler, et que les méthodes qui étaient valables il y a encore cinq-six ans, ne le sont plus. Si un mouvement social n’est pas capable, encore une fois, de regarder quel est son adversaire, de regarder quels sont ses points faibles, et d’agir en fonction de ça, ce mouvement social s’épuise. Il aura eu des victoires avant, et risque d’aller vers des échecs s’il n’est pas capable d’évoluer. C’est là que les militant·e·s ont un rôle, soit en entraînant les gens dans l’erreur, soit en leur disant « Il faut penser différemment ». En fait, il faut penser tout le temps différemment.”

Dominique Malvaud, rue des bons-enfants, épisode 1

Dans le mouvement Gilets Jaunes et le mouvement écologiste, on fait quoi, maintenant ? Selon toi, ces mouvements doivent-ils se réinventer et si oui, de quelle manière ? Nationalement mais aussi localement ?

Déjà, je suis complètement d’accord avec ce que dit Dominique. Effectivement, reproduire quelque chose qui a marché à l’infini, bah ça ne marche pas. Et ça me parle, cet exemple de la COP21 puisque puisque ANV-COP21 est né au moment de la COP21, a fait des choses qui ont effectivement bien marché, a été – pas tout seul évidemment – à l’initiative de la naissance de ce mouvement social de marche climat, etc. Je suis absolument d’accord sur le fait qu’il faut repenser nos méthodes et pratiques. Personnellement, j’ai pas du tout participé à toutes ces marches climat qui ont rassemblé tant de monde. J’ai participé à ma première marche la semaine dernière, parce que je suis très impliquée. Mais c’est pas quelque chose qui me parle. Je pense que c’est quelque chose qui s’est épuisé. Okay, on a fait venir plein de gens à ces marches, c’était super. Mais est-ce que quelque chose a changé depuis ? Non. Donc oui, il faut réfléchir à pourquoi on fait une manifestation, pourquoi on refait encore une marche climat, il y a encore une au mois de mai. C’est un point de vue très personnel, je ne sais pas s’il faut la faire, cette marche climat, pourquoi faire ? On a autre chose à faire que marcher dans la rue. Oui, il faut se réinventer. Comment ? Je sais pas, j’ai pas la réponse. Peut-être que l’intelligence collective est un bon appui. Par exemple, pendant tout le temps où a duré ce mouvement Gilets jaunes – parce que je considère qu’aujourd’hui le mouvement Gilets jaunes n’existe plus, ça ne veut pas dire qu’il n’en reste pas des choses qui vont renaître d’une autre façon – il y avait régulièrement des ADA, Assemblées des assemblées de Gilets jaunes qui se tenaient à peu près deux fois par an à différents endroits de la France. Y était invitée une délégation de tous les groupes du territoire français, et sur ces lieux pendant un weekend entier, on réfléchissait. Il y avait une gouvernance et une intelligence collective qui se mettaient en place dans ces lieux qui était vraiment incroyable à voir. Je crois que le mouvement des Gilets jaunes a été largement dépeint comme un mouvement de gueux incapable de raisonner. Ben non ! Je trouvais ces ADA bien plus intelligentes et pertinentes que n’importe quel débat en Assemblée nationale, avec des idées et des façons de voir la société incroyables, des gens qui ne se seraient jamais rencontrés hors de ces ADA qui discutaient de politique, de gouvernance, de démocratie, d’économie, d’écologie. Dans ces lieux-là, on peut penser, réfléchir différemment. Effectivement, si tout ce qui avait été dit dans ces ADA avait été mis en place, on aurait peut-être renverser le système depuis. Mais après, ça repose sur des êtres humains avec leur temps limité, leur énergie limitée, et leurs faiblesses. On a fait ce qu’on a pu jusque-là. J’ai dérivé un petit peu de la question de base, mais oui je pense qu’il faut se réinventer, mais comment, je sais pas. Honnêtement, je sais pas.

Quel regard portes-tu sur l’articulation en termes d’action entre l’engagement militant et la politique au sens des élections, des partis politiques ?

Il y a tellement de façons de répondre à cette question… Il y a une image qui me vient en fait quand je lis cette question, c’est une illustration faite pour Alternatiba, je n’ai pas l’illustrateur·trice en tête [Jade Khoo]. On voit une grande palissade de bois avec des énormes machines derrière qui s’apprêtent à faire tomber cette barricade en bois. Et de l’autre côté, on voit tout plein d’êtres humains qui retiennent de toute leur force cette palissade. J’ai un peu l’impression que l’engagement militant, c’est ces petits êtres humains qui colmatent tant bien que mal les brèches d’un méga-système oppressif de l’autre côté de la barricade. Ce n’est pas une articulation, c’est plutôt un rapport de force.

Illustration de Jade Khoo pour le recueil Et si.

Après, l’articulation qu’on peut faire, dans des mouvements comme ANV-COP21, Alternatiba, les Amis de la Terre, il y a un travail de plaidoyer très important, où il y a des personnes qui réfléchissent, qui se fadent des centaines de pages, d’articles de loi, de propositions, etc. qui vont écrire des amendements, qui vont faire des rendez-vous téléphoniques, des mails, etc. pour faire entendre ce que la société civile a à apporter aux politiques. Normalement, ils devraient réussir à faire ce boulot tous seuls, mais bon visiblement ils n’y arrivent pas. Donc les mouvements écolos qui font du plaidoyer ont cet apport-là, qui fait que le projet de loi – on en parlait au début – de la loi anticasseurs, finalement le décret le plus dégueulasse de cette loi n’est pas passé. S’il n’est pas passé, c’est pas de la magie, c’est pas parce que les élus se sont réveillés en se disant “je vais être bon pour le monde aujourd’hui”. C’est parce qu’il y a des personnes, des mouvements, des associations qui leur ont mis des épines dans le pied, pour limiter la casse en quelque sorte. Cette articulation me semble intéressante.

Avant, j’étais encore un petit peu pleine d’illusions sur le fait que, quand j’allais voter, ça aurait peut-être une incidence. De toute façon, je crois que je n’ai jamais voté pour un candidat·e qui a été élu·e, j’ai toujours voté pour les losers. Je crois que le travail militant vient dézinguer tes dernières illusions sur l’apport de la politique telle qu’elle est pensée aujourd’hui dans la société.

Je vais te faire écouter un extrait d’un des livres de Peter Gelderloos, intitulé « L’échec de la non-violence : du printemps arabe à Occupy », aux Éditions LIBRE, publié en 2019. Et j’en profite pour remercier avec beaucoup d’amour Lola pour cet enregistrement.

“Pour le dire simplement, la violence n’existe pas. Il ne s’agit pas d’une chose, mais d’une catégorie, d’un concept tautologique qu’on utilise pour caractériser un grand nombre d’actes, de phénomènes ou de situations : est violent ce qui est considéré comme tel. Habituellement, cela désigne tout ce qui déplaît. Par conséquent, l’usage de la catégorie « violence » tend à être hypocrite. Lorsque je subis tel acte ou telle situation, je le perçois comme violent. Mais lorsqu’il s’agit d’une chose que je fais ou dont je bénéficie, j’ai tendance à la trouver justifiée, acceptable, ou même à ne pas la remarquer.

Ces dix dernières années, j’ai organisé ou participé à des dizaines d’ateliers sur le thème de la non-violence. Dès que j’en ai la possibilité, je demande aux participants de définir la « violence ». Le constat est particulièrement intéressant : aucun groupe, qu’il soit constitué de cinq ou de cent personnes, n’est jamais parvenu à un accord sur cette définition. Ces groupes, qui ne sont pas des échantillons aléatoires de la population, sont relativement homogènes et composés de personnes investies dans des mouvements sociaux, habitant la même ville, se connaissant pour la plupart, et, dans ces certains cas, engagées dans une même association ou organisation. Hormis le public universitaire, on parle là de groupes de personnes qui viennent volontairement écouter une conférence, qu’elle soit critique ou, au contraire, apologétique de la non-violence.

Parfois, je tente de dégager un consensus en proposant un petit exercice. Je décris différentes actions ou situations en demandant aux gens de se lever ou de lever la main chaque fois qu’ils considèrent qu’elles sont violentes : « un manifestant frappant un policier en train d’interpeler un autre manifestant », « briser la devanture d’une banque qui fait expulser des gens de leur maison », « acheter et manger de la viande issue de l’élevage industriel », « acheter et manger du soja cultivé industriellement », « une personne tuant une autre personne qui tentait de la violer », « porter une arme en public », « payer ses impôts », « conduire un véhicule », « la police expulsant des gens de leur maison », « rassurer un policier sur le bien-fondé de son travail », « un prédateur tuant et dévorant sa proie », « la foudre frappant quelqu’un », « l’emprisonnement », etc.

Après avoir pratiqué cet exercice plusieurs dizaines de fois, j’ai remarqué des récurrences évidentes. Tout d’abord, comme je l’ai écrit plus haut, les personnes ne parvenaient pas à se mettre d’accord sur ce qui était violent ou non. Mais plus intéressant encore était le phénomène qui se produisait lorsque je demandais aux participants de fermer les yeux avant de répondre. Lorsqu’ils répondaient les yeux fermés, et qu’ils ne pouvaient donc pas voir les réponses des autres participants, la divergence s’accroissait.”

Peter Gelderloos, “L’échec de la non-violence”.

Qu’est-ce que cela t’évoque ? Constates-tu autour de toi que le débat violence/non-violence divise les personnes et les organisations ?

Ce sont des écrits qui me font réagir. Je vais avoir une position qui, je pense, est assez clivante dans le milieu militant, dans le sens où je considère ce livre comme… une escroquerie intellectuelle. Je l’ai lu en étant très en colère, parce que – je ne sais pas si ça vient de la traduction – mais je trouve que sa position est biaisée dès le départ, où pendant presque tout le livre, il fait semblant de parler de la non-violence alors qu’il n’est pas en train de parler de la non-violence, il est en train de parler du pacifisme, pour, à la fin dire que “finalement, peut-être, la non-violence et non pas le pacifisme peut être intéressant” Merci, en fait c’est ce qu’on fait dans nos organisations. C’est un point qui m’a un peu énervée, parce que c’est vraiment le livre que tout le monde brandit dès que tu dis que tu fais partie d’ANV-COP21, Action non violente. Certes, on a un nom de merde, c’est indéniable. C’est vraiment le livre qu’à chaque fois on te met sous le nez “Oui mais ça protège l’État”. En fait, c’est un petit peu plus complexe que ça. Déjà, c’est la grosse différence entre la non-violence et le pacifisme. Le pacifisme n’impose aucun rapport de force. La non-violence est une stratégie choisie qui impose un rapport de force, qui vient amener le conflit. On n’est pas là pour que tout le monde soit d’accord avec nous, on n’est pas là pour dire “S’il vous plaît, Messieurs les députés, est-ce que vous pouvez faire ça ?” Non, on crée des actions et on crée des stratégies qui font qu’on place les responsables, nos adversaires, ceux qu’on vise, dans une position où on peut en tirer avantage.

Après je ne dis absolument pas que la stratégie de non-violence est la panacée et qu’il faut que tout le monde fasse ça pour que ça fonctionne. Ce n’est pas du tout ce que je suis en train de dire. Mais voilà, je trouve ça assez malhonnête de sa part de mêler comme ça non-violence et pacifisme tout le long.

Pour moi, par exemple, le pacifisme c’est aller tous les samedis, avec ton association, ramasser les déchets sur la plage, et faire un petit post en disant “oh là là, les gens jettent vraiment n’importe quoi dans la nature, il faut protéger le climat”. Pour moi, c’est une action pacifiste. Elle ne vient pas créer un rapport de force, elle ne vient emmerder personne. Elle ne sert pas à grand-chose mais ça c’est encore un autre débat. Une action non-violente, sur ce même thème, on va rester sur les déchets, ça va être de comprendre que ces déchets viennent de l’industrie du plastique peut-être, et de bloquer, par exemple, pendant quelques heures, une chaîne de production d’une usine plastique, et de rendre médiatiquement visible ça. Ça va emmerder ponctuellement l’activité économique de l’usine. C’est faible, mais en tout cas, ça vient le faire. Et puis, surtout – en tout cas c’est comme ça que je le vois – ça vient montrer à la société que le responsable, c’est celui qui crée, c’est l’usine qui crée ce plastique-là. C’est pas la personne qui l’a jeté, parce que de toute façon, même si tu le jettes dans le bon bac, ça finit dans des décharges à ciel ouvert en Malaisie, donc finalement c’est la même chose. Pour moi, c’est la différence entre pacifisme et non-violence.

Et la diversité des tactiques ?

Sur un même lieu, à un même moment, ce n’est pas possible de faire plusieurs tactiques à la fois. Il y a deux ans, on a participé à un blocage d’un entrepôt Amazon. On avait des activistes avec des arm-locks. Ce sont des systèmes de plastique qui font que tu es attaché les uns les autres  et que tu cadenassé à l’intérieur. Le but, c’est tout simplement, pour les forces de police, qui n’ont pas le droit de te traîner par terre et qui ne peuvent pas tirer dix personnes en même temps parce qu’ils n’ont pas les forces, de ralentir le déblocage de ce que tu en train de bloquer, là d’un entrepôt Amazon. Ce même jour, sont venus d’autres personnes qui voulaient, très gentiment, protéger les activistes. Ils ont dit “Les flics arrivent, on va mettre une barricade devant, vous inquiétez pas on va vous protéger” Bon bah là, c’est un exemple, même si c’était fait avec la meilleure volonté du monde, que sur un même lieu au même moment, tu peux pas diversifier les tactiques. Parce qu’en créant un affrontement direct entre manifestants et forces de l’ordre, tu mets en danger les personnes qui sont derrière, qui elles sont arm-lockées, qui ne peuvent pas courir pour se protéger des LBD, de ces choses-là. Donc tu ne peux pas la diversifier sur un instant t. Par contre, tu peux tout à fait comprendre et admettre que, sur une même demande, par exemple, si on prend le projet de centrale nucléaire dans le Pays Basque, si je me trompe pas, à Lemoiz, voilà, si finalement, ça a été un échec au bout, c’est parce que, à la fois, il y a eu des mouvement non-violents, de grandes manifestations. Et à la fois, d’autres tactiques bien plus poussées, qui ont permis de créer un rapport de force complet, et de mener à une réussite sur cette lutte-là, puisque la centrale nucléaire n’existe pas. Pour moi, la diversité des tactiques est possible mais pas au même moment, au même endroit.

Sur l’extrait qu’on vient d’entendre, je trouve son expérience très intéressante de demander à des dizaines, des centaines de personnes “qu’est-ce que la violence ?” Ma première formation à la désobéissance civile, à l’action non-violente, justement, a démarré par le formateur qui nous a fait faire un débat mouvant. Tu as une espèce de croix imaginaire, et, en fonction de la situation, par exemple les situations qu’il a décrites, tu vas venir te placer sur un axe violent/non-violent et je fais/je ferais pas. Même si c’est violent, je décide de faire, ou pas, etc. Finalement, il nous a fait faire cet exercice pour arriver à la conclusion que personne ne sait définir la violence, effectivement. Et finalement c’est pas grave, parce que il faut comprendre que peut-être que ce qui est non-violent, c’est ce qu’une minorité, ou une majorité perceptible de la population considère comme non-violent. Ça, ça va beaucoup jouer sur les périodes. Aux Éditions LIBRE, il y a un autre livre qui existe, que j’aime beaucoup, celui-là, qui s’appelle “Full spectrum resistance”, en deux tomes. Le deuxième tome est en train de finir d’être traduit. Dans le premier tome, il parle de la fenêtre d’Overton. Cette fenêtre, c’est faire bouger la fenêtre de ce qui paraît acceptable à la société, en gros. Sur la question violence/non-violence, il y a quelques années, par exemple, fracasser un McDonald’s, ça pouvait être considéré comme violent. Mais finalement, avec des actions comme le démontage du McDo de Millau, on a considéré que c’était pas violent. Finalement, c’est la même chose que l’éclater à coup de massue, le résultat est le même. Mais ça a été fait d’une façon qui a paru acceptable. Plus récemment, la répression qu’ont subit des mouvements comme XR, sur le pont de Sully, face à des actions non-violentes, dans l’imaginaire collectif, beaucoup de personnes ont considéré que la répression n’était pas du tout adaptée. Finalement, ça a légitimé des actions comme, par exemple, repeindre la façade de la Banque de France avec du faux pétrole, où avant, on pouvait considérer que c’est une action violente. Aujourd’hui, je pense qu’il y a moins de personnes qui considèrent que ce type d’action est violent. C’est l’ensemble du mouvement militant, je pense, qui fait déplacer cette fenêtre, et qui rend des idées plus acceptables. Je trouve ça très bien cet exemple. C’est pas grave qu’on n’ait pas la même définition de la violence. Cela vient aussi répondre à des individualités, des histoires. Dans le milieu non-violent, à nous de créer des actions qui puissent être plutôt bien acceptés pour massifier, puisque c’est notre but dans les associations non-violentes. Mais, encore une fois, c’est l’éventail des stratégies et des tactiques, effectivement, qui va faire qu’on va pouvoir massifier.

Ces douze derniers mois, quelles ont été les conséquences de la pandémie de Covid sur les militantes et militants autour de toi ?

C’est une question pour moi qui est assez complexe dans le sens où, finalement, je vois pas de gros changements, ni dans nos activités, ni dans notre détermination, avec le milieu militant qui m’entoure. C’est plus compliqué de se réunir en vrai, on passe beaucoup par des réunions en visio, dont on souffre pas mal. On a fait des actions, on a fait des manifestations, on s’est vus, on a échangé. Finalement, je vois pas de grande différence. Le monde qu’on combat est le même, sinon pire. Tant mieux que notre motivation ne faiblisse pas là-dessus.

Ça ne t’inquiète pas trop, finalement, cette pandémie, par rapport à l’engagement militant ?

Ça m’inquiète individuellement… je considère que je suis très privilégiée, car j’ai mon cercle militant, j’ai mes soutiens, je fais partie des personnes qui souffrent le moins de la situation. Mais je sais que beaucoup de personnes en souffrent. Mais je crois que ce qui se passe au niveau de la société peut donner, au contraire, envie à plus de gens encore de se mobiliser, de militer, de rentrer dans des organisations, et ça a été le cas depuis un an. Donc je ne m’inquiète pas de la réponse, après je m’inquiète plus globalement de la situation, dans le sens où j’ai l’impression qu’on est aujourd’hui face à un gouvernement qui ne recule pas, qui ne recule sur rien, qui en a absolument rien à faire qu’on soit des centaines de milliers à descendre dans les rues, qui en a rien à faire de tout. Ça m’inquiète plus sur ce sens-là, où on tient, où on colmate les brèches, mais on n’arrive pas à obtenir de vraies victoires, et ça c’est quelque chose qui me fait peur.

Quel conseil ou quel message aimerais-tu donner aux personnes qui nous écoutent et qui ont envie d’agir davantage ?

Ça va être une réponse très liée à mon histoire personnelle. J’ai appris il y a quelques semaines que j’étais une transfuge de classe. Je ne savais pas, je ne connaissais pas ce concept. Je viens d’un milieu pas intellectuel, classe moyenne inférieure. Je suis la première de ma famille à faire des études. En fait, je pense que ça fait plus d’une décennie que j’aurais aimé commencer à militer. Je ne l’ai pas fait parce que j’avais pas les bonnes connexions, et surtout parce que je ne me sentais pas légitime. Ce que j’aurais envie de dire s’adresse juste aux personnes qui peuvent être concernées par ce même type d’histoire, c’est que ces personnes-là se sentent légitimes, qu’elles ont forcément quelque chose à apporter, qu’elles osent pousser des portes de réunions, de regroupements. Qu’elles osent aller sur une manifestation toute seule. Le nombre de manifestations où je ne suis pas allée dans ma vie… pas parce que je n’étais pas d’accord avec les idées, mais juste parce que je ne me sentais pas capable et légitime d’y aller toute seule. Je n’avais pas de proches, d’amis avec qui y aller, et j’avais peur d’y aller toute seule.

Que veux-tu dire par “Je ne me suis pas sentie légitime” ?

C’est dans le sens où je m’imaginais que, pour participer à la vie publique, tu dois avoir des compétences, tu dois savoir des choses politiques, comprendre des phénomènes sociaux, tu dois savoir les théoriser. Finalement, il n’y a pas besoin de savoir ça pour, déjà, apprendre, pour avoir des bonnes idées, pour apporter ta position, tes propositions, tes actions. Par exemple, je m’imaginais encore il y a quelques temps, que les gens qui nous gouvernent, les députés, les conseillers municipaux, départementaux, régionaux étaient des gens intelligents. Aujourd’hui, je me rends compte que la plupart sont des gros ploucs. Quand tu entends parler certains députés, en général c’est des hommes, et qu’ils tiennent des propos d’un autre siècle, absurdes, de l’ordre du bouffon, et que ces gens-là ont été élus, et que tu te rends compte que c’est pas parce qu’ils ont des compétences, mais parce qu’ils sont le fruit d’un héritage. Forcément que nous, on est légitimes. Ça, c’est quelque chose que le mouvement des Gilets jaunes a beaucoup visibilisé : rendre des personnes qui n’avaient pas voix au chapitre dans la politique – dans le sens espace public, affaires publiques – complètement légitimes et capables de faire bouger la société.


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